Célébration du 1er Novembre – De nos montagnes

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1984

Quand de leur sommet elles transpercent les nuages, il arrive aux montagnes de couver un silence sépulcral à peine troublé par le ruissellement des rivières et le hurlement des loups.

Alors les vieux qui en empruntent les chemins, courbés sous le poids des fagots, vous diront qu’ils entendent les martyrs s’interpeler de toutes parts, comme si la guerre n’était jamais finie. Les femmes au front tatoué, se sont depuis longtemps habituées à ces conciliabules des morts et elles passent, altières et indifférentes, à peine comme si elles surprenaient quelque tribu voisine se disputer un lopin de terre. Mais elles le savent, cela fait plus d’un demi-siècle que les martyrs ont renoncé à cette terre ancestrale pour les prairies célestes, prêts à en redescendre pour d’autres combats, d’autres colères, d’autres insurrections. Ils ont certainement entendu les journaux télévisés compter les cadavres qui parsèment les rues d’Alep, de Mossoul et de Sanaâ, enfants décharnés morts sans avoir compris pourquoi ils sont morts, pauvres diables, macabres statistiques d’ambitions morbides de fous sévissant en costume cravate et discourant à l’envi sur la démocratie promise. Un de ces soirs, les cadavres finiront par enjamber le petit écran pour venir éclabousser nos fausses quiétudes. Nous sommes planqués dans nos fragiles certitudes et nous jurons sur l’Histoire que ça n’arrive qu’aux autres tandis que chassés par la porte, les criminels tentent de revenir par la fenêtre et il y en a qui disent que ce pays sera de nouveau ciblé par les bombardiers. C’est méconnaitre le courroux des Aurès et du Djurdjura et de Palestro et de Bouzegza à tonner de nouveau, faisant du juillet brûlant un novembre plus rebelle que novembre rencardant tous les insurgés. Ils ont l’arrogance des croisés venant civiliser des sauvages. Pauvres ignorants qui ne savent rien de la voix pathétique de Ghafour, de la complainte d’Ezzahi, de la détresse de Fergani pleurant Salah Bey, de la musique d’Alla, celle-là qui panse et apaise…Ce pays possède  une histoire et l’Histoire possède ce pays qui a peut-être plié mais jamais rompu devant les Phéniciens, les Romains, les Turcs, les Français qui sont tous repartis pitoyables, l’illusion sous le bras et le rêve en berne. Eternels cancres devant l’Histoire, ils n’ont jamais renoncé à l’Algérie, ce paradis perdu et ils ne savent pas les bougres que d’autres Ali La pointe, d’autres Hassiba, d’autres porteurs de couffins, tapis dans l’arrière-pays, sont prêts à reprendre les armes de leurs ainés pour en découdre avec les semeurs de chaos. Ils envoient de temps à autre des ballons-sondes pour, sait-on jamais, venir reprendre la terre que leurs aïeux ont usurpée. Ils sont capables d’inventer de toutes pièces un immense danger terroriste que seule leur armée pourrait vaincre, oubliant que ce pays est venu tout seul à bout du monstre, à un moment où toutes les chancelleries voulaient le voir capituler. Oui il arrive aux cimes de se réfugier dans les nuages, lassées sans doute de tant de turpitudes, sûrement  pour ne pas voir les honteuses compromissions et les grandes trahisons. Heureusement qu’il y a les éclaircies et ce soleil flamboyant qui inonde les écoliers cheminant par grappes sur le bord des routes, les saisonniers cueillant à pleines mains les oranges gorgées d’or, les rudes montagnards entonnant le chant des ancêtres devant les pressoirs débordants de nectar, les femmes vaquant dans les champs, et l’odeur de la galette, entêtante, parfum d’orge aux couleurs de l’enfance…A nos enfants, il faudra raconter l’histoire tumultueuse de ce pays vaste comme l’espoir et qui a toujours refusé la soumission, sortant d’une guerre pour entrer dans un conflit, enterrant ces morts dans d’infinis cortèges funèbres avant de tourner la page de la douleur. Décembre frileux, emmitouflé dans sa kachabia couleur de terre, a laissé s’installer janvier ivre de rosée et bourré de promesses. Oui nous faisons le serment que cette terre restera nôtre jusqu’au bout des ongles encrassés de nos fellahs quand ils tracent les sillons de ces plaines nourricières que l’avril rend insolentes de verdeur. Il faudra dans les cours des récréations, rassembler les écoliers et leur dire les crimes de guerre, les corvées de bois, les fellahs alignés devant les masures en toub et mitraillés sous les youyous stridents des femmes, les douars entiers brûlés au napalm, les intrusions nocturnes des bérets rouges dans les quartiers «arabes»…Il faudra aussi leur dire les incessants et sinistres ululements des sirènes des ambulances quand pleuvaient les cadavres dans ces années de feu attisé par les semeurs de mort. Il est grand temps de semer la vie dans cet immense pays trop grand pour les fossoyeurs, trop vaste pour engloutir tous les aventuriers qui seraient tentés de reprendre le chemin du colonisateur. Se doutent-ils, les redoublants des classes primaires, que lorsque le soleil se couche à Timimoun, l’homme se rend soudain compte de son infinie petitesse? Que Ras Keltoum, le plus haut sommet des Aurès se gausse des randonneurs et défie sans cesse les parieurs qui veulent grimper jusque sa cime? Que lorsque le jour se lève à Tikjda, le concert des oiseaux découragerait le plus farouche de conquérants qui finit toujours par rendre l’arme, ébloui par le scintillement des perles de rosée quand elles accueillent les premiers rais de lumière? Que lorsque la nuit tombe à Tindouf, il suffit de tendre la main pour cueillir les étoiles à pleines poignées? Que lorsque gronde le Rummel gonflé par la pluie, on entend comme la voix sourde et à peine audible de tous les courtisans éconduits par Nedjma, inaccessible étoile…? Mais les imbéciles confondent le coucher de soleil et l’extinction des feux, les cimes de nos montagnes et les pics des gratte-ciel, la fragrance de la rosée et la lumière des torches électriques, « la lumière d’une étoile et celle d’un réverbère», comme le dit si bien un de leurs chansonniers…Qu’ils viennent donc avec leurs gros sabots. Ils repartiront aussitôt, éconduits par un rêve trop grand pour de si petites ambitions, couverts de ridicule et du silence sépulcral de nos montagnes.

A.B. Hamid