Le conte du Ramadhan: Le clochard

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1982

Mes sourcils broussailleux m’empêchent de bien voir mais je perçois tout. Je n’ai jamais tendu la main et il y a plein de passants qui y glissent une pièce et s’en vont sans même attendre que je les remercie. Une fois une dame m’a donné un billet de 1000 dinars et elle est repartie sans se retourner. Je n’en croyais pas mes yeux.

Ce jour-là j’ai fait un repas royal et j’ai acheté une paire de chaussettes bien chaudes parce que les pieds, c’est mon point faible et c’est là où j’ai le plus froid. L’hiver est mon pire ennemi et chaque fois que je me débrouille une planque à l’abri du froid, on m’en chasse aussitôt comme si j’avais la peste. D’accord, je ne suis pas très propre, ce qui est un euphémisme, et je dirais même que je suis un type sale mais pas du tout un sale type et tout ce que je demande c’est de pouvoir dormir en paix sans déranger personne. Une nuit de décembre, je m’étais réfugié dans un immeuble cossu et à peine le sommeil m’ayant emporté que je fus rudement secoué par un monsieur qui sentait fort une eau de toilette luxueuse et qui me jeta dehors sans ménagement en claquant la lourde porte. Je me suis retrouvé perdu dans la rue déserte et cette nuit j’ai cru que j’allais y passer tant je ne sentis ni mes pieds ni mes mains gelées. Mais comme dit l’adage bien de chez nous «il y a celui qui te tue et il y a celui qui te ressuscite», et au moment où je commençais à désespérer, croyant mon heure arrivée, un autre monsieur m’a secoué doucement et m’a demandé de le suivre. Entré dans un immeuble, il m’a ouvert la porte d’un cagibi où il y avait un matelas et des couvertures. Je n’en croyais pas mes yeux. Il m’a souhaité une bonne nuit et m’a dit que je pouvais revenir le lendemain. J’ai dormi comme un enfant, trop heureux d’avoir trouvé un refuge. Mais le lendemain alors que je m’apprêtais à rejoindre mon nid, un comité de voisins m’attendait fermement à l’entrée de l’immeuble et je fus renvoyé comme un malpropre, menacé des pires représailles si jamais je m’avisais à tourner dans le coin. Evidemment, j’ai pris mon baluchon et repartis dare-dare car il n’y a rien à faire face des gens en colère qui de plus, sont dans leur droit, celui de chasser les vagabonds de mon espèce. J’accepte ma position de préposé à l’errance et toutes les conséquences qui en découlent. Comme par exemple les pierres que vous jettent les enfants quand vous passez dans leur cité où ils vous suivent telle une meute déchainée et il y a même des adultes qui laissent faire comme se délectant du spectacle d’un pauvre bougre harcelé par une bande de gamins enragés. Je ne suis pas un pauvre bougre, mais un bougre pauvre qui a vécu dans l’aisance dans une autre vie. J’essaye de ne pas trop y penser car mes souvenirs me font mal surtout quand ils m’envahissent les nuits de grande froidure. Alors je me rappelle de ces douces soirées à somnoler au ronronnement du chauffage, allongé sur le canapé du salon, zappant à l’envi, repu après un bon repas. Le malheur est tombé sur moi comme un implacable engrenage et comme il n’arrive jamais seul, je me suis retrouvé à la rue et au chômage la même semaine. Mon épouse ayant entamé une procédure de divorce à mon insu, a eu gain de cause et selon la nouvelle législation, elle a gardé le logement familial surtout qu’elle m’a accablé de tous les maux. Notre mariage commençait depuis longtemps à prendre de l’aile mais je ne l’imaginais pas capable de me jeter à la rue surtout qu’elle savait que je n’ai aucune famille dans cette ville tentaculaire qui bouffe littéralement les plus faibles. Et la ville m’a bouffé. D’autant plus que l’entreprise qui m’employait a fini par recourir à la fameuse compression du personnel et je faisais partie de la liste des licenciés. Bien sûr on me remit l’indemnité qui me permit de tenir une bonne année en louant une chambre d’hôtel au mois, dans l’espoir de trouver un autre emploi. Mais aucune entreprise ne voulut d’un quinquagénaire et je me suis retrouvé à arpenter les rues de cette ville hostile, à la recherche d’un improbable havre que je n’ai jamais trouvé. J’ai cru trouver des «collègues», c’est-à-dire des comme moi qui émargent à l’errance mais j’ai du vite déchanter. Dès que j’ai posé mon baluchon, j’ai été carrément pris à partie par deux escogriffes qui me sommèrent de quitter les lieux manu militari et je m’exécutai aussitôt, n’étant pas de taille à faire face aux deux malabars. Ce fut la nuit la plus pénible de ma vie et il m’a fallu longtemps errer avant de trouver un coin tranquille où reposer mon corps fourbu. Je posais mon carton sous les arcades et m’endormis aussitôt vaincu par la fatigue. Je fus réveillé à l’heure de l’éboueur et l’un des préposés aux immondices me taquina « fais gaffe qu’on ne te confonde pas avec un sac-poubelle et qu’on te jette dans le broyeur». Je ne répondis pas, trop occupé à souffrir de mes courbatures. Ainsi je me laissai glisser dans cette nouvelle vie si toutefois on peut appeler ça une vie. Une suite d’aléas, d’incertitudes et surtout d’humiliations. J’ai appris à ne pas tendre la main car on se fait souvent remballer de façon peu courtoise. Mais il y a beaucoup de gens qui donnent sans qu’on leur demande quoi que ce soit. Comme cette vieille qui m’a offert un gros sandwich bien garni. Ou ce jeune homme qui m’apporta un grand gobelet de café au lait et deux croissants. Et puis à force d’errer, j’ai fini par me dégoter une maison en ruine où au fond d’une cour, il y avait un semblant d’ex-chambre délabrée mais habitable. J’ai fait le ménage en dégageant tous les gravats et les pierres qui s’y trouvaient et je m’y suis installé. J’ai même bricolé une porte qui fermait par un gros fil de fer. J’étais toujours un SDF mais pas un sans-abri car j’avais cette bicoque pour y poser mes affaires et surtout me protéger du froid et de la canicule. Un soir d’été justement, j’étais allongé sur mes cartons et je m’apprêtais à dormir quand soudain j’entendis des voix d’hommes. Je demeurai immobile et prêtai l’oreille mais n’arrivai pas à entendre ce qu’ils disaient. Ils parlèrent pendant un bon quart d’heure et partirent. Qu’étaient-ils venus faire? Cacher un butin? L’objet d’un casse? J’attendis un bon moment et m’aventurai hors de ma tanière. A la lumière de ma torche, je distinguai une forme humaine allongée. Je m’en approchai et entendis de faibles gémissements. Je vis une petite fille ligotée des mains et des pieds, avec un morceau d’adhésif sur la bouche. Je la libérai aussitôt et lui fis signe de se taire. Je la pris dans mes bras et après avoir vérifié que la voie était libre, je sortis dans la rue, direction le commissariat, car j’ai tout de suite compris que c’était un kidnapping. L’officier de permanence me dévisagea d’un air curieux et je lui racontai brièvement que j’avais trouvé cette fillette dans une maison en ruines et que des hommes l’avaient laissée là, toute ligotée. Il me posa quelques questions et m’offrit une tasse de café. Il prit le téléphone pour donner des instructions afin d’encercler la bâtisse ensuite  il forma un autre numéro et je l’entendis dire « on l’a retrouvée saine et sauve». Je me levai pour prendre congé mais il me demanda de rester. Une demi-heure plus tard, je vis entrer un couple et la femme se précipita sur la fillette qu’elle serra très fort dans ses bras en pleurant à chaudes larmes. L’officier me montra du doigt et dit à l’homme «c’est lui qui l’a trouvée». Alors il s’approcha de moi et m’embrassa plusieurs fois, indifférent à la puanteur qui se dégageait de moi. La dame s’avança à son tour et, les yeux embués, m’enlaça comme on enlace un être cher. J’étais gêné par les odeurs qui se dégageaient de tout mon être mais elle continuait à me serrer dans ses bras. Après avoir signé des papiers et discuté avec l’officier, le monsieur me fit signe de les suivre. Nous grimpâmes dans une grosse limousine. Au bout d’un moment, ils s’arrêtèrent devant un portail imposant qui s’ouvrit automatiquement. Nous parcourûmes une allée boisée et débouchâmes sur une superbe maison, le genre de manoir ou hôtel particulier ou quelque chose dans le genre. J’étais là pétrifié, n’osant bouger, quand l’homme me prit par le bras et me poussa à l’intérieur. La femme me demanda si j’avais mangé et je répondis que oui. Elle monta un grand escalier de bois massif et quelques minutes plus tard, en redescendit le bras chargés de linge. C’était des vêtements pour me changer et de la literie. Ensuite l’homme me prit par le bras et tout de bienveillance, m’emmena dans le grand jardin au bout duquel se trouvait un petit chalet. Il ouvrit la porte et me remit aussitôt la clé. Il alluma et je découvris une vaste pièce meublée d’un grand lit, d’une armoire et d’un grand fauteuil. Il ouvrit une porte et m’indiqua la salle de bains. « Voilà, dit-il, vous êtes chez vous. Je vous laisse vous reposer. Demain on discutera ». Je m’assis sur le lit et attendis le moment où je me réveillerai de ce magnifique rêve…