Contribution: Un monde (toujours) divisé

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«Quand les hommes choisissent de ne pas croire en Dieu, ils ne croient pas en rien par la suite; ils deviennent alors capables de croire en n’importe quoi».

Gilbert Keith Chesterton

By Amir NOUR [1]

La tournure négative constatée dans l’évolution de l’humanisme et des progrès vertigineux de la science et de la technologie a suscité un vif débat parmi les grands penseurs et écrivains du XXe siècle [2]. Et la discussion sur son impact profond, tant sur l’homme que sur l’environnement, est loin d’être résolue, en particulier en ce qui concerne le rôle clé que l’Occident a joué, et continue de jouer, sur cette voie aussi passionnante que périlleuse. De toute évidence, il n’est pas question ici de critiquer, dans l’absolu, la technologie moderne -en grande partie d’origine occidentale- qui a donné lieu à des résultats remarquables et a rendu de grands services à l’humanité tout entière, dans presque tous les domaines de l’activité humaine.

Assurément, «la même impulsion technologique qui nous a fourni des iPhones et des services de streaming a réduit de moitié l’extrême pauvreté dans le monde. Le même tsunami de données qui a révolutionné la médecine nous a donné, avec un twist et un tweet, des informations 24 heures sur 24 avec une véhémence stridente. Par un simple crachat nous obtenons notre histoire génétique; nous appuyons sur un bouton et accédons à toutes les connaissances humaines ; et nous sillonnons le globe sur un écran de six pouces» [3]. Inversement, l’on peut tout aussi bien voir cela comme un avantage mitigé et se demander s’il ne semble pas possible, au milieu de nos vies numériques, que le triomphe le plus sombre et le plus furtif de la Silicon Valley ait été de fusionner des technologies personnelles qui améliorent notre efficacité avec des technologies personnelles qui altèrent notre humanité [4] Et si nous exerçons toujours un contrôle sur ce rythme rapide de développement de sorte que nous -et nos futurs super puissants computers quantiques- puissions orienter la recherche scientifique et technologique de manière à tirer avantage de ses progrès fulgurants en cours tout en évitant leurs écueils potentiels ?

Ainsi, avec beaucoup moins de recul que celui dont peuvent disposer Franklin Foer et nombre d’autres académiciens contemporains, mais avec beaucoup plus de clairvoyance qu’eux, le lauréat du prix Nobel Alexandre Soljenitsyne a abordé ce sujet avec éloquence dans un discours historique [5] prononcé devant un large public réuni à la prestigieuse université américaine de Harvard en 1978, à un moment où la Guerre froide est-ouest était à son comble et quatre ans seulement après son expulsion de son Union soviétique, alors communiste, vers l’Ouest. Il a fait remarquer que dans les sociétés occidentales la défense des droits individuels avait atteint des niveaux tellement extrêmes qu’elle rendait la société dans son ensemble sans défense contre certains individus, et que la liberté destructrice et irresponsable s’était vu accorder un espace sans limites. Une telle inclinaison de la liberté vers le mal, affirme-t-il, s’est certes «produite progressivement, mais elle est née de toute évidence d’un concept humaniste et bienveillant selon lequel il n’y a pas de mal inhérent à la nature humaine».

Du coup, «le combat pour notre planète, physique et spirituel, un combat aux proportions cosmiques, n’est pas une vague histoire pour un avenir lointain ; il a déjà commencé. Les forces du Mal ont entamé leur offensive décisive ; vous pouvez déjà sentir la pression qu’elles exercent, et pourtant vos écrans et vos publications sont pleins de sourires sur commande et de verres levés. Pourquoi toute cette joie ?». Le philosophe russe s’est ensuite demandé comment s’était produite une relation de forces aussi défavorable et comment l’Occident avait-il pu passer de sa marche triomphale d’antan à sa débilité (actuelle) ? Il a répondu à cette question en affirmant que l’Occident se trouvait dans un tel état non pas parce qu’il y avait eu des tournants fatals et des pertes de direction soudaines dans son développement, puisqu’il avait continué à avancer socialement en adéquation avec ses intentions proclamées et avec l’aide de progrès technologiques étourdissants. L’erreur, selon lui, doit avoir été à la racine, à la base même de la pensée humaine au cours des siècles passés. Il se référait spécifiquement à la vision du monde qui a prévalu en Occident et qui est née à la Renaissance et a trouvé son expression politique dès le siècle des Lumières. Cette vision qui «est devenue la base de la doctrine sociale et politique pourrait être appelée l’humanisme rationaliste ou l’autonomie humaniste : l’autonomie proclamée et imposée de l’homme par rapport à toute force supérieure a lui.

On pourrait aussi parler d’anthropocentrisme, l’homme étant considéré comme le centre de tout ce qui existe». En conséquence de cette nouvelle façon de penser introduite par la Renaissance, dit Soljenitsyne, la civilisation occidentale «est devenue fondée sur la dangereuse tendance à vénérer l’homme et ses besoins matériels» et tout ce qui dépasse le bien-être physique et l’accumulation de biens matériels, toutes les autres exigences et caractéristiques humaines d’une nature plus subtile et élevée, furent «rejetés hors du champ d’intérêt de l’Etat et du système social, comme si la vie humaine n’avait pas un sens plus élevé». Le lauréat du prix Nobel de littérature a ensuite mis en garde contre un désastre imminent qui est en cours depuis un certain temps, à savoir la calamité d’une conscience humaniste dé- spiritualisée et irréligieuse. Il a expliqué que sur le chemin menant de la Renaissance à nos jours, nous avons enrichi notre expérience, mais «nous avons perdu le concept d’une Entité Suprême Complète qui autrefois restreignait nos passions et notre irresponsabilité» et que nous découvrons à présent que «nous avons été privés de notre bien le plus important : notre vie spirituelle».

A l’Est, ajoute-t-il, elle est détruite par les agissements et les machinations du parti au pouvoir, et à l’Ouest, les intérêts commerciaux l’étouffent. Par conséquent, la fracture dans le monde est «moins terrible que la similitude de la maladie dont souffrent ses principales parties». En concluant son discours magistral -qui demeure d’une pertinence frappante aujourd’hui, hormis les faits de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 et la chute subséquente du communisme- Soljenitsyne a fait observer que si le monde n’est pas arrivé à sa fin, il a toutefois amorcé un tournant historique majeur «d’égale importance que le tournant qui a conduit du Moyen-âge à la Renaissance» et que si nous voulons sauver la vie de l’autodestruction, il faut qu’il y ait un regain spirituel, au moyen duquel les humains devront se hisser à une nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas maudite comme elle l’a été au Moyen-âge, mais, plus important encore, où notre être spirituel ne sera pas piétiné comme à l’ère moderne». Cette ascension, dit Soljenitsyne avec force, «sera semblable à celle de la prochaine étape anthropologique. Personne sur Terre n’a d’autre chemin à suivre que celui vers le haut».

Aujourd’hui, peut-être plus que jamais auparavant, l’humanité est au milieu d’un raz-de-marée de changements. Les astrologues insistent sur le fait que cela est inhérent à «l’ère du Verseau» [6] ; Soljenitsyne et d’autres écrivains ingénieux et visionnaires -comme,
Jonah Goldberg et, bien avant eux, l’Algérien Malek Bennabi [7]- pensent qu’il est symptomatique du passage vers la prochaine étape de l’histoire humaine. De fait, maintenant que le diagnostic de la situation difficile actuelle de l’humanité a été établi, la question brûlante qui se pose avec une urgence croissante est de savoir comment l’humanité peut relever le défi redoutable d’offrir une prescription à la fois pour guérir les maladies aux multiples facettes qui menacent sa survie même et pour naviguer sagement sur la voie qui nous attend dans un monde toujours plus complexe. Dans son dernier livre [8], Harari note à juste titre qu’il n’existe aujourd’hui qu’une seule civilisation dans le monde. Il explique qu’il y a 10 000 ans, l’humanité était divisée en d’innombrables tribus isolées, mais au fil des millénaires, celles-ci ont fusionné en des groupes plus larges, créant ainsi de moins en moins de civilisations distinctes. Par la suite, et de manière plus évidente au cours des dernières générations, les quelques civilisations restantes se sont fondues dans une seule civilisation mondiale.

Et bien que «les divisions politiques, ethniques, culturelles et économiques perdurent, elles ne sapent pas l’unité fondamentale». Rejetant la thèse «trompeuse» du «choc des civilisations», il estime que l’humanité est en train de perdre confiance dans l’histoire libérale qui a dominé la politique mondiale ces dernières décennies, au moment même où la fusion de la biotechnologie et des technologies de l’information nous place devant les plus grands défis auxquels l’humanité ait jamais rencontrés. Harari est convaincu que «tout récit qui cherche à gagner l’allégeance de l’humanité sera testé avant tout dans sa capacité à faire face aux deux révolutions dans les technologies de l’information et les biotechnologies». Il en conclut que «si le libéralisme, le nationalisme, l’islam ou tout autre credo veut façonner le monde de l’an 2050, il lui faudra non seulement donner un sens à l’intelligence artificielle, les algorithmes, les mégadonnées et la bioingénierie, mais aussi les intégrer dans un nouveau récit significatif».

Pour sa part, Jonah Goldberg [9], s’appuyant sur les recherches et les théories de dizaines de sociologues, d’historiens et d’économistes, affirme que l’Amérique et les autres démocraties sont en danger parce qu’elles ont perdu la volonté de défendre les valeurs et les institutions qui soutiennent la liberté et la prospérité. Pour que l’Occident évite le «suicide» et survive, dit-il, «nous devons renouveler notre sentiment de gratitude pour ce que notre civilisation nous a donné et redécouvrir les idéaux et les habitudes du cœur qui nous ont fait sortir de la boue sanglante du passé -ou nous ramener à la boue vers laquelle nous nous acheminons».

En d’autres termes, il préconise un retour aux valeurs fondamentales et conservatrices. Plus important encore, Goldberg fait également une observation importante qui a été «étrangement» négligée par presque toutes les critiques littéraires, alors même qu’elle constitue le thème principal de la conclusion du livre intitulée «Le déclin est un choix» ; à savoir «que vous croyiez en Dieu ou non, il est un fait que l’idée de Dieu a diminué dans la société et dans notre cœur». Cela a eu un impact considérable sur l’influence, tant sur les individus que sur les sociétés, de la notion de «crainte de Dieu» -l’idée selon laquelle Dieu vous observe même lorsque les autres ne le font pas. A juste titre, Goldberg considère cette notion comme le plus grand frein au désir naturel de l’homme de céder à ses sentiments et de faire ce qu’il ressent ou même ce qu’il sent «bien» ; et, en tant que telle, elle est «la force civilisatrice la plus puissante de toute l’histoire humaine». Une pareille évolution négative, explique Goldberg, ouvre la voie à toutes sortes d’idées ; c’est pourquoi il est d’accord avec la citation bien connue, attribuée à Gilbert Keith Chesterton : «Quand les hommes choisissent de ne pas croire en Dieu, ils ne croient pas en rien par la suite, ils deviennent alors capables de croire en n’importe quoi».

Un fil conducteur récurrent et commun aux grandes idées précitées est la croyance que sans religion toute civilisation est condamnée. C’est là un fait historique avéré qui a été largement documenté. [10] Pour ma part, je suis convaincu que le monde est toujours divisé, mais pas exactement selon les grandes lignes de la Guerre froide explicitées par Soljenitsyne. Sans nul doute, le XXe siècle a été à la fois le berceau et le cimetière de toutes les idéologies et de tous les «ismes». Et, une fois de plus, l’Histoire prend une tournure inattendue: la dernière de ses victimes, le dernier des Mohicans idéologiques, est désormais le libéralisme qui, il n’y a pas si longtemps, ayant asséné avec succès un coup fatal à son rival communiste, semblait promis à durer éternellement. La division d’aujourd’hui est fondamentalement une division profonde entre croyants et non-croyants. Si c’est véritablement le cas, alors la grande question à se poser est inéluctablement : comment pouvons-nous trouver les meilleurs voies et moyens de vivre ensemble en paix [11], en conciliant science, raison et foi, et combler ainsi le fossé qui se creuse dangereusement entre ces deux composantes de la civilisation universelle unique d’aujourd’hui, dans un monde en mutation rapide et de plus en plus étroitement interconnecté ? Nous tenterons de répondre à cette grande question dans une prochaine analyse.

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Notes:

1- Chercheur algérien en relations internationales, auteur du livre L’Orient et l’Occident à l’heure d’un nouveau Sykes-Picot, Editions Alem El Afkar, Alger, 2014, téléchargeable gratuitement en cliquant sur les liens suivants : https://algerienetwork.com/blog/lorient-et-loccidenta-lheure-dun-nouveau-sykes-picot-par-amir-nour/ https://algerienetwork.com/blog

2- Voir Amir Nour, La quête éperdue de l’Übermensch : de l’Humanisme de la Renaissance à la Naissance de l’Homme Robot (https://www.google.com/amp/s/www.mondialisation .ca/la-quete-eperdue-de-lubermensch-delhumanisme-de-la-renaissance-a-la-naissance-delhomme-robot/5630818/amp)

3- David Wolpe, Awaiting the Prophet (En attendant le prophète), Los Angeles Review of Books, 3 juin 2018.

4- Franklin Foer, World Without Mind : The Existential Threat of Big Tech (Monde sans esprit : la menace existentielle de la grande technologie) Penguin Publishing Group, 2017.

5- Aleksandr Solzhenitsyn, A World Split Apart (Un monde déchiré), Harvard Commencement Address, 8 juin 1978.

6- Les astrologues croient qu’un âge astrologique affecte l’humanité, peut-être en influençant la naissance et le déclin des civilisations ou des tendances culturelles. Traditionnellement, l’ère du Verseau est associée à l’électricité, l’informatique, l’aviation, la démocratie, la liberté, l’humanitarisme, l’idéalisme, la modernisation, l’astrologie, les troubles nerveux, la rébellion, la non-conformité, la philanthropie, la vérité, la persévérance, l’humanité et l’irrésolution. (Source : Wikipédia, et Geoffrey Dean et al, Recent Advances in Natal Astrology : A Critical Review 1900-1976, Astrological Association, 1977).

7- Dans son livre intitulé L’Afro-Asiatisme : Conclusions sur la Conférence de Bandoeng, publié au Caire, Egypte, en 1956, Malek Bennabi prédisait la réalisation d’une «grande mutation humaine» par laquelle «l’humanité, qui avait franchi avec le néolithique le premier palier de son histoire en s’élevant au niveau des civilisations, doit franchir maintenant le second palier de son histoire qui l’élèvera au niveau de la civilisation de l’homme œcuménique».

8- Yuval Noah Harari, 21 Lessons for the 21st Century (21 leçons pour le 21e siècle), Jonathan Cape, London, 2018.

9- Jonah Goldberg, Suicide of the West: How the Rebirth of Tribalism, Populism, Nationalism, and Identity Politics Is Destroying American Democracy (Le suicide de l’Occident : comment la renaissance du tribalisme, du populisme, du nationalisme et de la politique identitaire détruit la démocratie américaine), Crown Forum, 2018.

10- Voir : Amir Nour, La civilisation moderne à l’épreuve (https://www.google.com/amp/s/www.mondialisation .ca/la-civilisation-moderne-alepreuve/5627070/amp)

11- A l’initiative de l’Algérie, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté, le 8 décembre 2017, la résolution 72/130 (https://undocs.org/A/RES/72/130) proclamant le 16 mai de chaque année Journée internationale du vivre-ensemble en paix.