Les contes du ramadhan: Les petits métiers    

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Elle attendait le week-end avec impatience car c’était les seuls jours où elle «travaillait». Elle se levait alors aux aurores, mouillait une grosse quantité de semoule, la pétrissait longuement avec des gestes précis, en faisait des boules qu’elle laissait reposer sur un grand drap et allumait le grand brasero pour la cuisson.

C’était le moment de réveiller les enfants et le plus jeune rechignait toujours à sortir du tas de couvertures rapiécées qui lui servaient de lit, tandis que la grande se levait d’un bond, pliait ses couvertures et, après un brin de toilette dans la courette, s’affairait aussitôt à cuire la galette. La première était toujours destinée pour la maison et la fille en découpait un généreux morceau qu’elle trempait tout chaud  dans un bol de lait sous le regard envieux du chat qui émettait des petits miaulements pour mendier sa pitance. Alors les galettes s’entassaient l’une après l’autre et quand les deux paniers en osier furent remplis, la mère les couvrit d’un long morceau d’étoffe. Lorsque le garçon fut réveillé et qu’il prit son petit déjeuner, la mère les chargea lui et sa sœur chacun de son panier et ils sortirent en direction de l’autoroute où ils «officiaient». Ils s’installèrent chacun d’un côté de la large bande d’asphalte et dans un geste méthodique, brandirent une galette à l’intention des automobilistes qui passaient à toute vitesse sans un regard pour ces enfants devenus un spectacle trop habituel pour qu’ils y prêtent la moindre attention.

Les gosses avaient pris l’habitude de cette indifférence et elle faisait partie du métier. De temps en temps, un automobiliste s’arrêtait pour acheter une galette ou deux et repartait dans le tintamarre du trafic intense de l’autoroute. Il y en avait qui laissaient la monnaie et d’autres qui marchandaient même. Une fois les deux enfants ont vécu une scène atroce quand une voiture s’est encastrée à l’arrière d’un poids lourd qui avait ralenti pour emprunter une bretelle sans même allumer   clignotant. Ce fut dans un tas de ferraille que les pompiers retirèrent les corps ensanglantés des occupants, une famille de quatre personnes, le père, la mère et deux enfants. Ce jour-là ils n’eurent pas le cœur à continuer à vendre la galette et rentrèrent plus tôt que d’habitude. La nuit, le garçon n’eut de cesse de crier dans son sommeil, veillé par sa mère qui récitait des versets du Coran. Comme elle l’a fait le jour où on lui a annoncé le décès de son époux, mort en tombant du cinquième étage d’un bâtiment en construction. Elle s’affola ne sachant que faire devant une telle tragédie.

Elle n’avait même quoi de quoi faire face aux nombreux voisins qui accoururent mais heureusement que la solidarité des proches et du voisinage a fonctionné comme d’habitude en ces tristes circonstances. En un clin d’œil, on fit du café, servi dans de nombreuses tasses que les voisines ramenèrent, comme par magie des régimes de dattes firent leur apparition et le fruit accompagna le café. Ce fut le jeune frère qui accomplit les formalités en reconnaissant le corps à la morgue et en remplissant toute la paperasse. La pauvre femme ne sut pas comment elle se retrouva devant la dépouille couverte du linceul placée dans l’unique pièce du taudis de ce gros bidonville en bordure de la ville.

Elle ne sut pas non plus comment par enchantement on servit un couscous garni de poulet et de légumes aux nombreux convives qui mangèrent en écoutant le récitant du Coran instaurer une ambiance de sérénité. Ils veillèrent le mort toute la nuit et le lendemain le patron, un promoteur immobilier connu, ramena une carcasse de mouton et un sac de semoule et disparut après avoir marmonné quelques mots en guise de condoléances à la veuve. Le défunt n’était même pas assuré, comme toutes ces armées d’ouvriers au noir qui pullulaient dans les chantiers. Ce fut un enterrement de pauvre suivi par une foule clairsemée de pauvres. Après la dernière pelletée, tout le monde repartit et la vie, plutôt la mort reprit son cours. Le mouton fut servi au repas du troisième jour qui réunit de nouveau voisins et parents. S’étant retrouvée seule avec ses deux enfants, la mère toute à sa douleur se demandait comment Dieu elle allait faire pour les nourrir? Il lui fallait trouver vite un moyen de gagner un peu d’argent et elle décida  dès le lendemain de faire du porte-à-porte dans la cité toute neuve qu’ils venaient de construire et qui était déjà occupée. Sa quête d’emploi porta ses fruits et elle commença sa carrière de femme de ménage dans une famille.

Quand les enfants sortaient pour l’école et après avoir fermé la porte brinquebalante de son taudis, elle partait au travail. Elle faisait tout, le parterre qu’elle lavait à grande eau,  la poussière, épluchait les légumes, étendait le linge, récurait, astiquait et c’est toujours à l’heure de l’appel de prière qu’elle finissait enfin et rentrait chez elle, avec quelques légumes que la maitresse de maison glissait dans son couffin. Et puis un jour sa fille eut l’idée de vendre de la galette sur la route. Alors la mère consentit à un lourd investissement en mettant tout son argent dans l’achat d’un quintal de semoule.

Ce fut donc ainsi que commença le commerce de galettes auquel s’adonnaient ses enfants, mais chaque fois qu’ils partaient, elle se tenait le ventre de crainte qu’un chauffard ne les renverse. Avait-elle le choix? C’était avec ses gages de femme de ménage, le seul revenu de la maison et il suffisait à peine à faire face au plus pressé. Un jour, elle enveloppa deux galettes dans une serviette et partit à son travail afin de les offrir à la maitresse de maison. Quand elle eût achevé toutes les tâches  qu’on lui confia, la femme lui demanda d’où venait la galette et quand elle apprit que c’était elle-même qui la faisait, elle lui en commanda pour le lendemain, car, lui dit-elle, elle n’avait jamais une aussi délicieuse galette.

C’est ainsi que fonctionna le bouche à oreille et que de plus en plus d’habitants de la nouvelle cité, «les gens des bâtiments» comme on les appelait dans le bidonville, découvrirent la fameuse galette et constituèrent le gros de la clientèle. A tel point qu’elle fut obligée de démissionner pour s’adonner exclusivement à la confection des galettes et satisfaire une demande de plus en plus importante. Ses enfants se consacrèrent entièrement à leurs études et, tellement occupée à faire des galettes tout au long de la journée, la pauvre femme ne se rendit même pas compte qu’elle n’était plus pauvre…