Les contes du Ramadhan: Le journaliste (Tirée de faits réels)

0
1285

Il vivait modestement de sa plume. En plus d’une collaboration avec un magazine où il faisait office de critique littéraire, il s’était mis studieusement à écrire un roman qu’il rêvait de voir publier. Il avait mis tant de cœur à l’ouvrage qu’il avait réussi à achever une histoire de famille, d’héritage, de conflits comme il s’en passe partout chez nous.

Il l’avait envoyé chez plusieurs éditeurs et avait reçu une réponse un mois plus tard quand une grande maison d’éditions lui annonça que son manuscrit était accepté et qu’on allait lui envoyer son contrat. Il rougit de bonheur et eut un pincement au cœur à l’idée de n’avoir personne avec qui partager sa joie. Il aurait tant voulu que sa femme fut à ses côtés mais elle avait d’autres préoccupations, d’autres ambitions, des rêves plus réalistes.

Il vivait seul depuis qu’elle avait décidé de divorcer et de partir avec leur petite fille, sans doute lassée de vivre avec un rêveur qui n’avait aucun sens des affaires alors que tout son entourage vivait dans de somptueuses villas et roulait carrosse. Un des ses beaux-frères avait bien tenté de l’intégrer dans le monde opaque des affaires, du «business» comme il disait, mais il dut vite baisser les bras, découragé par tant de désinvolture et de désintérêt voire de mépris qu’il manifestait à l’endroit de l’argent. Lui, en faisait un usage pratique et cela lui servait juste à régler les besoins les plus urgents sans pour autant en faire une obsession. Pour son ordinaire, il se contentait du strict minimum et vivait de lait, de pain, de pâtes et d’un peu de viande et de poulet quand il percevait son maigre salaire. Ce jour-là il faisait son marché et déambulait entre les étals, soupesant chaque légume, lorgnant sur les fruits hors de portée de son modeste budget. Alors il chargeait son couffin et passait chez l’épicier du quartier pour ces indispensables produits que sont l’huile, la farine, le café, le sucre.

Il lui restait alors juste de quoi pourvoir à ses besoins quotidiens, son journal, ses cigarettes qu’il achetait au détail pour des raisons évidentes d’économie et aussi pour ne pas trop fumer. Il rentrait chez lui et rangeait soigneusement ses courses, coupant le poulet et la viande en petits morceaux qu’il mettait aussitôt dans le congélateur en prévision des jours difficiles qui s’annonçaient, posait les légumes dans le compartiment du frigidaire, et quand il eut tout rangé, il s’asseyait, allumait une cigarette et scrutait affectueusement son butin, heureux à l’idée de faire quelques festins. Il avait appris à faire sa propre cuisine, lassé de manger dans des gargotes, des plats insipides en plus d’être chers. Il aimait particulièrement le «djeri» de l’Est qui est l’équivalent de la chorba algéroise. Dans une marmite en terre cuite, il mettait de l’oignon râpé, des petits morceaux de viande d’agneau, les épices dont l’indispensable «ras el hanout», laissait longuement mijoter à petit feu jusqu’à à ajouter de l’eau bouillante, de la tomate en conserve et attendait patiemment le moment ultime où il ajouterait le frik, du blé concassé que sa mère lui offrait toujours avec des épices. Il prenait aussi un soin particulier à préparer les fameux «briks» qu’il fourrait de patates écrasées, d’oignons, de thon, de fromage et d’un jaune d’œuf dont tout l’art consistait à le garder coulant après la cuisson. Il était convaincu que la cuisine se faisait comme on écrit un roman, avec de l’attention, de l’affection et surtout beaucoup d’imagination. Un jour il reçut une lettre de son éditeur qui lui annonça qu’il devait passer pour percevoir ses droits d’auteur. Son roman s’était bien vendu et il signa même quelques séances dédicaces chez des libraires de la ville. Il lui fallait donc «monter» à Alger comme disent les gens de l’Est et il appréhendait ce voyage qui allait lui coûter de l’argent alors qu’on était à la fin du mois et il était à sec. Il entreprit d’aller solliciter quelques amis mais tous le remballèrent lui disant que les temps étaient très durs. Alors il se résigna à vendre sa chaine Hi-fi et se promit de la remplacer aussitôt qu’il toucherait son chèque.

Il en tira un bon prix et courut aussitôt réserver son billet de train. Il préférait de loin ce moyen de transport au bus et au taxi, car il pouvait bouger, étendre ses jambes et même dormir sur la banquette quand il n’y avait pas trop de monde. Il prit un sandwich et une bouteille d’eau glacée car cette nuit de juillet s’annonçait caniculaire. Il arriva au petit matin et s’empressa d’aller trouver une chambre dans ces hôtels populaires alentour de la place des Martyrs et du square Port Saïd. Il aimait ces quartiers grouillant de monde, où on trouvait toutes sortes de marchandises étalées à même le sol. Il s’installa dans une chambre proprette, posa son sac et sortit prendre une douche. Ensuite il prit deux bus et se pointa enfin à la maison d’édition où il fut reçu par le directeur de l’édition, un homme affable qui lui offrit le café et lui remit son chèque en lui recommandant vivement de continuer à écrire. Il sortit dans le soleil écrasant et n’eut été la canicule, il aurait marché tant il était joyeux. En ville il retira le chèque et acheta des vêtements d’été ainsi qu’une paire de baskets et des petites robes et des jouets pour sa fille. Après une bonne sieste, il sortit déambuler dans les rues surchargées d’Alger, poussa jusqu’à la cinémathèque où il vit un vieux film russe en noir et blanc. Il dina légèrement et rentra dans son hôtel des journaux plein les mains. Le lendemain, il déposa son sac dans une consigne et décida de faire un tour avant de prendre le train de 15 heures. Sur la grand’ place, il aperçut un homme qui le dévisageait fixement. Il se rappela vaguement l’avoir vu quelque part mais n’arriva pas à le situer. L’inconnu s’approcha de lui et se présenta. Alors il reconnut un ancien camarade de promo à la fac. Ils discutèrent un moment puis il l’invita à prendre un café.

Ils s’attablèrent et il fut étonné de le voir commander un café-crème et un croissant alors que l’heure était presqu’au déjeuner. Il avala goulument son crossant et prit une cigarette dans le paquet posé  sur la table. Il aspira une longue bouffée et apprit à son interlocuteur qu’on lui avait volé sa sacoche qui contenait ses papiers et tout son argent et lui demanda de lui prêter juste de quoi rentrer. Il n’avait pas l’air de bluffer et sourit d’aise quand il vit les billets que l’autre lui tendit. Il lui promit de le rembourser dès qu’il rentrerait et insista particulièrement pour avoir l’adresse de son bienfaiteur. Il la gribouilla sur un bout de papier et ils se séparèrent. Dans le train, il pensa à cet homme hagard qu’il venait de dépanner tout en étant convaincu qu’il ne reverrait jamais son argent. De retour chez lui, une mauvaise nouvelle l’attendait. Le magazine dans lequel il travaillait avait faillite et il était donc licencié sans aucune indemnité. Alors il vécut de l’argent qui lui restait et à mesure que le temps passait, ses économies fondirent comme neige au soleil. Quelques mois plus tard, le ramadhan le surprit dans sa froidure hivernale et il se retrouva presque sans le sou. Un matin il se leva de bonne heure, fit tous les coins de sa maison à la recherche des pièces de monnaie qu’il laissait ça et là pour vider ses poches et ramassa de quoi acheter un sachet de lait, un pain brioché et quelques cigarettes. Il sortit dans la journée pluvieuse et après ses maigres achats, il revint dare-dare chez lui, chassé par le froid terrible qui s’installait. Dès qu’il ouvrit sa porte, il remarqua tout de suite un petit carton bleu et déchiffra le sigle de la poste. Il crut en une lettre recommandée et dut ressortir dans la pluie. A la poste, on lui apprit que c’était un mandat et il se présenta au guichet pour l’encaisser. L’agent lui compta cinq billets et lui donna le nom de l’expéditeur. Il se souvint alors de ce pauvre homme qu’il trouva affamé un jour d’été à Alger et qui, avait donc tenu parole. Il se dirigea droit vers le marché et pensa avec plaisir au djeri et au bourek qu’il allait préparer et le froid devint soudain si accessoire, presque inexistant…