Les contes du Ramadhan: Le jeune couple      

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Ils s’étaient connus à l’université. Il faisait son droit et elle sa médecine. Au hasard des jours, ils s’étaient croisés plus d’une fois que ce fut au resto U ou sur l’esplanade quand le soleil daignait inonder les groupes rieurs d’étudiants.

Il la dévisageait longuement jusqu’à ce qu’elle le remarquât. Alors il détournait le regard, envahi par un soudain sentiment de pudeur. Il était très pudique et à vingt ans largement passés, il n’avait jamais connu de fille et était d’une timidité qui tournait à l’effroi quand une amie de sa sœur voulait discuter avec lui. C’était sa nature d’introverti, de renfermé sur lui-même qui prenait toujours le dessus et il réintégrait ses rêves et ses illusions comme on rentre chez soi. Avec le temps, il avait fini par se résigner à rester dans sa solitude et regardait autour de lui les jeunes couples avec beaucoup d’envie, convaincu qu’il n’arriverait jamais à tisser une relation avec  une fille.

Aussi se contentait-il de la regarder de loin, d’épier ses passages à la fin des cours et d’attendre même qu’elle vint au resto U afin de vite lui emboiter le pas. Un jour qu’il scrutait le paysage dans l’espoir de la voir émerger d’un des groupes d’étudiants qui affluaient vers le resto, il remarqua un jeune homme qui la suivait avec insistance et semblait même la harceler vu sa position apeurée. Personne ne bronchait et elle était là, livrée sans défense à ce malotru qui la malmenait. Cela devint une affaire d’honneur et il n’osa songer au sentiment de honte qui l’envahirait au cas où il n’interviendrait pas.

Alors il est intervenu, prenant son courage à deux mains et s’en allant bravement défier l’intrus qui continuait de malmener la pauvre fille. Il s’arrêta en face de lui et lui intima de se retirer. L’autre le dévisagea un instant et lui lança un puissant coup de poing sur la figure, l’étalant par terre. Il se releva aussitôt et riposta courageusement sans cependant avoir le dessus. Des étudiants les séparèrent et il s’en sortit avec un œil au beurre noir et quelques bleus mais l’honneur était sauf. Elle ouvrit son sac et en extirpa un mouchoir immaculé qu’elle posa aussitôt sur son œil. Il se releva et ils prirent le chemin du resto comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Assis l’un en face de l’autre, ils se parlaient naturellement et en arrivèrent même à s’oublier jusqu’à ce que le resto se vide. Ils se séparèrent pour aller chacun à son cours et il la vit s’éloigner comme une aquarelle traversant la foule. Il se sentit plus léger que les nuages qui s’amoncelaient dans le ciel de décembre et qui annonçaient la pluie.

Il n’en avait cure et il lui sembla même déceler de luisants rayons de soleil dans la grisaille hivernale. Une fois chez lui il usa de tous les subterfuges pour convaincre sa mère que son coquard n’était qu’un banal incident, elle ne cessa de le gronder et de poser de la glace sur son œil. Ce soir-là il ne dormit pas et ne cessa de penser aux moments qu’il passa avec elle. Il se leva tout guilleret à l’idée de la revoir et ayant à peine avalé son petit-déjeuner, il sortit sous le regard interrogateur de sa mère. A l’université il la retrouva assise  au pied d’un platane et à son sourire, il comprit qu’elle l’attendait. Ils parlèrent de futilités et c’est comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. Ils allèrent chacun à son cours et se promirent de se retrouver à la sortie. Les journées se suivirent et elle était là « toujours même et différente», avec son regard d’océan, son sourire de clair de lune quand d’un geste naturel,  elle chassait une mèche qui lui barrait le visage. L’automne passa avec mille promesses, l’hiver les surprit emmitouflés dans leurs rêves et quand vint le printemps, ils avaient pris la décision de s’unir pour la vie. Après toutes les formalités, ils se marièrent par un après-midi brûlant d’août dans une grande salle où les invités s’en donnèrent à cœur joie sous la musique endiablée du disc-jockey. Ils furent couverts de cadeaux et de baisers. Lui n’eut de cesse de desserrer sa cravate et elle d’agiter son éventail car malgré la climatisation, l’atmosphère était suffocante.

Ce ne fut que lorsque les derniers invités partirent qu’ils purent enfin rentrer et aussitôt dans leur chambre, ils se jetèrent fourbus sur le lit. Dans un premier temps, ils habiteraient chez ses parents et à la rentrée, ils comptaient trouver une location pas chère. En attendant, ils vivaient pleinement leur rêve et le lendemain très tôt, un cousin vint les chercher pour les emmener en Tunisie où ils avaient réservé une semaine dans un hôtel de luxe, les pieds dans l’eau. Le séjour se passa très agréablement et le retour aussi. Une vague d’invités déferlait dans la maison parentale et ce ne fut que vers la mi-septembre que la vie reprit son cours normal. Un parent lui avait dégoté un poste de chargé de contentieux dans une entreprise privée, quant à elle, elle fut placée comme médecin vacataire dans une pouponnière. Tout baignait donc et ils purent enfin louer un petit deux-pièces où ils s’installèrent en le meublant sommairement, en attendant des jours meilleurs.

Et puis survint ce fâcheux incident qui gâcha tout. Un jour qu’il était sorti déposer un courrier urgent, il l’aperçut attablée dans un salon de thé en compagnie d’un jeune homme. Son sang ne fit qu’un tour et il demeura figé pendant de longues minutes devant le chauffeur qui ne comprenait rien à ce brusque changement d’humeur. Il voulut lui téléphoner mais sa batterie était à plat. Il déposa son courrier et demanda au chauffeur de le déposer chez lui car il ne se sentait pas bien. Une fois dans son petit appartement, il se changea, se passa de l’eau sur le visage et resta allongé dans la pénombre, ruminant mille et une idées noires, se demandant comment il allait annoncer son divorce à ses parents. Parce que sa décision était prise et il se mit à maudire le jour où il l’avait connue, s’en voulant d’avoir été naïf à ce point. Il se repassa avec beaucoup d’amertume les moments qu’il avait vécus avec elle, surtout ces instants magiques des vacances où ils demeuraient étendus sur le sable, à compter les étoiles et à faire de projets comme deux échappés d’une chanson de Brassens. Un soir il lui parla longuement de ce poète atypique qui aimait les chats. Elle lui parla d’Abdelhalim Hafez qu’elle avait découvert par la grâce de ses parents qui en possédaient tous les disques. Cette nuit-là, ils s’attardèrent face à la mer, lui fredonnant des vers de l’Auvergnat, elle ceux de  «Fi youm fi chahr» et il y eut un moment où les deux bardes se confondirent et leurs vers s’entremêlèrent. Dans cette chambre devenue soudain si grande, il se sentait seul et désabusé. Comment a-t-elle pu le trahir? Soudain, il entendit la clé tourner dans la serrure. Elle fit aussitôt irruption dans la chambre et fut surprise de le trouver dans le noir. Elle s’assit sur le bord du lit et lui dit « Où étais-tu passé ? Tu étais injoignable au téléphone, je voulais te présenter mon frère Mourad, celui qui vit au Canada, on a passé l’après-midi ensemble…». Il la regarda, hébété.  C’était donc un malentendu. Il eut honte d’avoir douté d’elle. Alors il lui prit alors la main en la serra très fort.