Naissance et évolution des médias durant la guerre de Libération nationale: «La Radio libre a joué un rôle déterminant»

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Le Pr Belkacem Ahcène-Djaballah à l’Echo d’Algérie

L’entretien a porté sur l’historique de la presse combattante durant la lutte de Libération nationale, la voix de l’Algérie libre, la création des bureaux d’information  du FLN et enfin la naissance de la 1ère Agence algérienne de presse (APS), comme outil pour contrecarrer la propagande coloniale, et des moyens de sensibilisation et de mobilisation du peuple pour le recouvrement de sa souveraineté nationale.

L’Echo d’Algérie : Comment s’est déclenchée la contre-offensive médiatique de l’ALN et du FLN

Pr B. A-Djaballah : Tout d’abord, il faut  noter qu’il y a une sorte de théorisation du combat. Puisque on voit, publiés dans le journal El Moudjahid-historique (le n°1 de juin 56, si je ne me trompe pas), LES 10 COMMANDEMENTS DE L’ALN….et dans les 10, il y avait le 7e qui est très explicite : «Développer le réseau d’influence du FLN auprès du peuple afin d’en faire un appui sûr et constant». Dans le n°11 du 1er Novembre 57, ce commandement est plus clair. On relève ainsi un texte sur «les services spécialisés de l’ALN» où l’on parle franchement de PROPAGANDE ET D’INFORMATION  avec, entre autres, le rôle premier dévolu aux commissaires politiques. Il est vrai qu’entre-temps, le 20 août 56, on a eu la tenue du Congrès de la Soummam. Toute une partie du PV, la 3e, est consacrée aux moyens d’action et de propagande et les attributions et missions des Commissaires politiques sont répertoriées. Parmi les 3 grandes tâches énoncées, il y a :

– L’organisation et l’éducation du peuple.
– La propagande et l’information.
– La guerre psychologique (c’est-à-dire les rapports avec le peuple, avec la minorité européenne, avec les prisonniers de guerre…).

Q: Peut-on avoir une idée sur l’aventure d’un média révolutionnaire ? Par exemple, El Moudjahid le journal historique

R : On a d’abord, en juillet 1955, à partir de Tétouan, au Maroc, va naître, autour de Ben Khedda et de Dahleb la Résistance algérienne  qui ne semble pas donner entière satisfaction. Il paraîssait en arabe et en français et avait trois formes différentes : A, B et C. Ceci pour des raisons de large diffusion sécurisée tant à l’intérieur et dans les maquis qu’à l’extérieur du pays. Mais, on voulait bien plus (l’édition d’un hebdo régulier) et bien mieux (selon les canons techniques du journalisme classique). D’abord plusieurs réunions en juin 56, ainsi que toute une discussion autour du titre à choisir. Je passe là-dessus.

Le N°1 ronéoté d’El Moudjahid, organe du Front de Libération nationale, est tiré clandestinement, à Alger, chez Mustapha Benouniche à Kouba. Il est dirigé par Abdelmalek Temmam. L’édito est écrit par Abane Ramdane, dit-on mais Temmam aurait affirmé l’avoir écrit (interview in El Moudjahid quotidien du 8 novembre 1974). Fin 56, on a le N°2…..et les 3, 4 (N° spécial consacré au Congrès de la Soummam), 5, 6  parurent régulièrement jusqu’à ce qu’on appelle la «Bataille d’Alger» qui ne permit pas au N°7 de sortir. Ou, alors, a-t-il été fait ou en cours de préparation mais détruit par les paras. L’épisode d’Alger prend fin en février 57. Le N°8 sort à partir de Tétouan. Par la suite, le N°11, daté du 1er Novembre 1957 est fait à partir de Tunis. On a eu deux éditions, l’une en français dirigée par Réda Malek et l’autre en arabe par Mohamed El Mili. Jusqu’en 62, 120 numéros (dont 118 retrouvés) , 150 reportages, 150 dossiers, des signatures célèbres, la plupart sous pseudonyme….. et selon les témoignages d’acteurs directs, documents à l’appui, une gestion certes pleinement engagée mais démocratique de la rédaction. Le journal a eu rapidement une notoriété si grande qu’il fut plusieurs fois «piraté» et falsifié par les services de l’action psychologique français (ex le N°63 du 25 avril 1960 dans lequel on a «fabriqué», entre autres, un discours de Ferhat Abbas en faveur des élections locales). On a même fabriqué des faux numéros (exemple du journal daté du 16 mars 60 avec un article titré «le sang appelle le sang»).

Q: Et la Radio, quelle a été son importance, son rôle et son influence ?

R : L’action de la Radio avait débuté en 1955. D’abord avec des radios étrangères : La Voix des Arabes, Radio Lausanne, Radio Prague, Radio Moscou…. et aussi des radios françaises «compréhensives». C’était l’unique moyen, pour l’époque, d’obtenir de source «non officielle» rapidement et en sécurité (toute relative cependant) des nouvelles de la lutte de Libération nationale. Fin 1956, création de la Voix de l’Algérie combattante. Je n’entre pas dans les détails, l’aventure ayant été mille et une fois contée par Abdelkader Nour, par Lamine Bechichi, Madani Haouès, Serge July, Mohamed Laïd Boughrera, Abdelaâli Boureghda, Mohamed Salah Essedik… principaux animateurs.

Q : Quelles soirées dans l’attente de la Voix… de Aïssa Messaoudi, entre autres ! Un grand rendez-vous ! Une forme de lutte !

R : Avec l’apparition du transistor, le marché a connu un «boom». Réactions des autorités. Interdiction  des ventes des postes sous réserve de produire un bon accordé par la sécurité militaire ou les services de police. La vente des postes à piles fut l’objet d’interdiction totale car ils étaient envoyés au maquis. Bien sûr, on a réussi à nous approvisionner en postes et en piles grâce à un marché noir efficace (Voir l’An V de la Révolution algérienne de Frantz Fanon).

Q : Et le cinéma dans tout ça ?

R : Il faut bien savoir qu’à l’époque, la télévision était très limitée dans sa diffusion et le cinéma tenait dans la consommation culturelle des Européens comme des Algériens une place importante.

Ceci a poussé les services d’action psychologique de l’Armée coloniale à s’intéresser rapidement à ce média en développant son service cinétographique qui, en plus des salles fixes (l’Algérie en avait près de 400), disposait de gros moyens ambulants. Selon un rapport français du 7 février 1956, il y avait un Service de Diffusion cinématographique (SDC) assez bien organisé disposant de ciné bus, de camionnettes pour projections et d’appareils portatifs, de groupes électrogènes et, bien sûr, d’une grosse filmathèque… en couleurs et en noir et blanc et sonorisée en français, en anglais et en arabe. En 58, le SDC était pourvu de nouveaux locaux. Publics visés : les milieux scolaires et universitaires, les colonies de vacances et camps de toile, les organisations sociales, culturelles, industrielles et les groupements militaires, les camps de regroupement proches des Sas…. Il  y avait des séances spéciales pour les femmes. En matière de communication cinématographique, au sein de la Révolution, c’est seulement à la fin de l’année 57 que l’on commença, d’abord à enregistrer les divers aspects de la lutte…. D’abord avec René Vauthier (1) et un groupe de 5 combattants …. ensuite, en 58-59, avec la création d’un «service cinéma» à l’Etat major de l’ALN puis, la même période, la création par le GPRA, au sein du ministère de l’Information d’une «service cinéma» devant faire surtout des films d’actualités. La suite est connu et je recommande vivement le dernier livre de Ahmed Bedjaoui sur la naissance et la vie du cinéma de combat qui a fini par jouer, grâce à certains films, plus documentaires que de fiction, un rôle extraordinaire dans la promotion internationale des idées et du combat libérateur du FLN et de l’ALN. Des films : peuple en marche, l’Algérie en flammes, djazaïrouna (en trois langues), Les fusils de la liberté, Yasmina, La voix du peuple. Des  noms : au total j’ai comptabilisé durant la guerre de Libération nationale une trentaine de réalisateurs et techniciens (dont 9 tombés au champ d’honneur) : Djenaoui Ali, Fadel Mahmoud, Zitouni Maâmar, Merabet Othman, Benraïs Mourad, Senoussi Salaheddine, Kharoubi Ghaouti Mokhtar, Hassena Abdelkader, Bensemane Slimane (tous tombés au champ d’honneur), René Vauthier (cinéaste français et militant FLN, sorte de «père» du cinéma algérien), Djamel Chanderli Djamel (Il a créé, déjà en novembre 56 un labo-photos puis un service cinéma-photos à Tunis et il avait commencé les premiers tournages au sein des maquis (Ligne Morice et Constantinois, entre autres). M’hamed Yazid lui demandera par la suite de créer le service cinéma du GPRA. Il démarrera grâce à du matériel appartenant à Pierre Clément, autre cinéaste français ayant rejoint le FLN), Mohamed Lakhdar Hamina , Brahim Mezhoudi, Pierre Clément, Serge Michel, Rachedi Ahmed, Mohamed Guennez, Abdelhamid Mokdad, Cécile de Cujis, Pierre et Claudine Chaulet,  Yann et Olga Le Masson, Chérif Zendi, Mohamed Moussaoui, Stevan Labudovic, Ahmed Dahraoui, Terki Zeghloul,  Ahmed Lallem, Abdelhalim Nacef, Hédi Ben Khelifa, Rachid Aït Ali.

Q : A-t-on idée précise du nombre de journalistes qui ont travaillé dans les services du FLN et du GPRA durant la guerre ?

R : Lors d’un colloque international organisé en décembre 2006 sur le seul journal El Moudjahid et Résistance algérienne, on a décompté pas moins de 70 personnes ayant participé à l’épopée d’Alger à Tétouan puis à Tunis. journalistes, techniciens, photographes, documentalistes. ceci sans parler, bien sûr, des collaborateurs occasionnels des maquis ou de pays étrangers. Pour ma part, j’ai essayé de dénombrer les journalistes ayant effectivement travaillé dans la presse nationaliste de 1954 à 62, j’en ai relevé, avec ceux de la Radio, à peu près plus de 80 et plus de cent si on y adjoint les journalistes d’Alger Républicain et d’El Bassaïr. Je dois ajouter aussi que près d’une cinquantaine de journalistes algériens ont été emprisonnés dans les prisons et les camps de concentration colonialistes. Le chiffre de 40 a été avancé dans le n°51 du 29 septembre 1959 d’El Moudjahid qui reprenait un n° du Journaliste démocratique d’août 59

Q : Est-ce qu’il y a eu d’autres actions spécifiques en matière de communication ?

R : D’abord la création en novembre 1961 d’une agence de presse, l’APS, et première dépêche  le premier décembre 1961, à Tunis ; création rendue nécessaire par le fait que Tunis, siège du GPRA et centre nerveux de la Révolution algérienne était devenu un point de rendez-vous important de la presse internationale qu’il fallait informer directement et rapidement, et ce,  sans intermédiaires, pour éviter toute falsification. Au départ, il y avait un bulletin quotidien de dix à quinze pages contenant les nouvelles de l’intérieur, et distribué aux grandes agences internationales et aux organisations nationales. Il  y avait aussi un cahier hebdomadaire diffusé à partir de ses deux premiers bureaux à Tunis et à Rabat. L’agence a été aidée par TAP et MAP. On a une photo de la 1e dépêche avec près du téléscripteur le responsable de l’Information de l’époque, M’hamed Yazid. Le premier responsable a été Messaoudi Zitouni. Ensuite il y eut les innombrables bulletins politiques édités et diffusés (diffusion certes limitée) par le ministère de l’Information du GPRA (n°1, hebdomadaire,  paru le 21 avril 1959) ou par les wilayas historiques (ces derniers diffusés clandestinement). On eut un grand nombre de journalistes, de photographes et de cinéastes étrangers appartenant à de grands titres de la presse internationale  (dont le New York Times, Avanti, Saturday Evening Post, Borba avec le fameux Zdavko Petchar, Frankfuerter Allgemeine, Courrier de Trieste…) qui ont effectué des enquêtes et des reportages retentissants dans les maquis et sur l’ALN. Il y eut aussi  les participations des journalistes aux rencontres internationales ou mondiales (de journalistes : ex à Helsinki en 56, à Baden en Autriche en octobre 60, à Bamakœn mai 61, et autres). Il y eut les «semaines de l’Algérie» dans plusieurs pays frères et amis (expositions, conférences.) Il y eut le grand travail d’information et de lobbyng de la diplomatie avec en pointe, entre autres, le ministre de l’Information de l’époque, M’hamed Yazid qui avait cultivé outre – Atlantique de très fortes amitiés médiatiques et politiques. Ceci sans parler des prouesses de l’équipe de footbball et de la troupe artistique du FLN qui ont participé activement au processus de communication (avec le grand public).

Entretien réalisé par Ahsene SAAID