Ils étaient trois frères et une sœur qui s’étaient retrouvés lors du décès de leur mère. Après le repas du troisième jour et le départ de tous les membres de la famille ainsi que des proches et voisins venus présenter leurs condoléances, la fratrie se retrouva seule dans la maison familiale, une magnifique villa avec jardin, bâtie à la sueur du défunt père qui trima toute sa vie pour laisser ses enfants à l’abri. L’aîné habitait le rez-de-chaussée et le puiné, le premier étage. Quant au cadet, il venait juste de terminer ses études et avait décroché un poste de chef du personnel dans une ville du Sud alors que la petite dernière vivait chez son frère ainé et attendait celui qui viendrait demander sa main et la délivrer de cette difficile cohabitation.
Elle avait eu moins de chance que son frère et avec son diplôme de psychologie, elle chercha vainement un poste d’emploi avant de se résigner à baisser les bras. Ce fut elle qui souffrit le plus de la perte de sa mère et désormais elle se retrouvait seule à affronter les remontrances et les brimades quotidiennes de sa belle-sœur. Ce soir là, l’aîné demanda à ses frères et sa sœur de se réunir au salon afin de trancher sur la question de l’héritage. Le cadet rétorqua qu’ils avaient le temps et qu’il fallait laisser passer les quarante jours avant de discuter le sujet, mais son frère lui expliqua que cela ne changerait rien et qu’il valait mieux prendre une décision maintenant afin de régler le problème de la paperasse. «Quelle paperasse?», demanda le cadet un peu intrigué. L’aîné respira alors profondément, prononça la formule d’usage en la circonstance «la Illaha Illa Allah, Mohammed Rassoulou Allah», et dit : «Moi, je garde le rezde-chaussée, lui, désignant le puiné, le premier étage et on partage le terrain du bled en vous laissant une part de plus à toi et à elle». Le jeune homme demeura médusé car il connaissait la valeur de ce lopin irrigué, qui a toujours donné les plus beaux fruits et légumes et auquel personne ne s’intéressa vraiment à part le père qui allait chaque année au douar, percevoir sa part de bénéfices.
Il dévisagea un instant ce grand frère qui lui prenait la main et l’emmenait au stade en lui payant un beignet bien chaud. Il n’avait jamais osé lever la voix ni avec lui ni avec son autre ainé, mais il le découvrit soudain sous un autre visage et jamais il n’aurait pensé qu’il allait faire une proposition aussi indécente. Il se rappela ce lopin comme un fragment de paradis tout de verdure et il revit ces dimanches lointains quand le père emmenait toute la famille dans sa guimbarde pour un déjeuner sur l’herbe, «chez nous, sur notre terre», aimait-il à répéter. L’hiver, ils faisaient le plein de légumes et l’été, ils revenaient chargés de gros melons bien juteux. Vendre cette terre, c’est, pensait le jeune homme, brader son enfance. Il demeura un instant silencieux et, fixant son ainé droit dans les yeux, lui dit « Non ! Nous ne vendrons rien du tout. Vous deux prenez la villa et moi je vais m’occuper de la terre avec la petite». Le grand frère se leva d’un bond et se mit à crier «Comment ça tu vas t’en occuper? Tu vas la travailler avec tes mains? Nous avons décidé de vendre et nous vendrons!». Le jeune homme se surprit lui-même à garder son calme et lui répondit «dans ce cas, vendez aussi la villa». Alors en voyant la situation prendre une mauvaise tournure, le puiné sortit de son silence et sur un ton conciliant, tenta de raisonner son petit frère. «Voyons, lui dit-il, tu n’as aucune expé- rience du travail de la terre et tu vas vite t’en lasser. Je te conseille vivement de prendre ta part, largement de quoi acheter un logement et de garder ton poste de travail». Le petit frère comprit qu’il était vain de tenter de discuter avec eux et ce fut la sœur qui, d’habitude si réservée, s’adressa à ses ainés: «en somme, vous prenez la villa et la terre?». Ils la dévisagèrent, n’en croyant pas leurs yeux, sidérés de voir cette petite peste toujours collée aux jupes de sa mère, se rebiffer de la sorte. Le petit frère prit sa veste et sortit, aussitôt suivi par sa sœur.
Ils marchèrent un moment en silence et elle lui fit par de sa décision de quitter le domicile familial. «Tu vas venir avec moi au Sud. Mon deux-pièces est suffisant pour nous deux». Ils marchèrent encore un peu et rentrèrent prendre leurs affaires. Plus tard, chargés de deux volumineux sacs de voyage, ils sortirent dans l’indifférence totale. Dans la rue, ils posèrent leurs bagages dans l’attente d’un taxi qui les emmènerait à la gare routière. Ils prirent deux billets dans l’autocar de 20 heures en partance pour Adrar. Il acheta des sandwiches et de l’eau ainsi que quelques douceurs et le long voyage commença dans une chaleur moite et suffocante. Ils arrivèrent au petit matin à Adrar et le soleil inondait de ses premiers rayons les maisons comme s’il y jetait de pleines poignées d’or. Ils se dirigèrent dare-dare vers la petite cité coquette où la petite sœur découvrit un petit appartement meublé sommairement, un peu en désordre mais accueillant. Il fit une toilette sommaire, prit un café vite fait et partit au travail, tandis qu’elle s’affaira à remettre de l’ordre dans ce capharnaüm. Les jours passèrent, paisibles, et il rentrait chaque soir les bras chargés de provisions et il lui sembla redécouvrir la chaleur d’un foyer familial bien propre et bien tenu alors qu’elle était toute heureuse de trouver une quiétude qui lui avait tant manqué. Un jour ils reçurent une lettre recommandée chacun en son nom et à la poste ils comprirent que c’était une convocation chez un huissier de justice. Ainsi leurs propres frères avaient porté une banale affaire d’héritage devant les tribunaux ? C’est qu’ils comptaient leur laisser des miettes et il savait que l’ainé avait ses entrées dans toute l’administration. Il soupira profondément et sa sœur, s’apercevant de son désarroi, lui prit la main et dit : «il faut nous en remettre à Dieu, seul Lui décide». Ils prirent le chemin du retour en silence et ce qui l’ennuyait le plus, c’est de refaire le long voyage dans cette canicule. En chemin il acheta une pastèque bien lourde comme le lui avait son défunt père et il dit à sa sœur qu’ils partiraient demain matin et qu’ils passeraient la nuit chez leur tante maternelle, car désormais il considérait ses deux frères comme des ennemis qui allaient le trainer devant les tribunaux pour une parcelle de terre. La tante les accueillit chaleureusement et, ayant eu vent de cette triste affaire, leur dit «Laissez l’affaire entre la main du Très-Haut, c’est le meilleur des juges». Le lendemain après une nuit agitée, ils se présentèrent chez l’huissier qui leur signifia que suite au jugement de telle date, les deux frères gardaient la villa et que le lopin de terre sera divisé en trois parts et demi et ce sera la fille qui aura la moitié d’une part, «selon la chariâ», avait précisé l’huissier. Il ajouta qu’ils avaient huit jours pour faire opposition. Ils signèrent tous les documents et l’huissier ne cacha pas son étonnement.
«Donc, vous acceptez le jugement ?», leur demanda-t-il. Le jeune regarda l’homme de loi droit dans les yeux et lui dit : «Quel jugement ? Celui des hommes ou celui de Dieu ?» et il sortit suivi de sa sœur non sans claquer la porte. Après avoir salué leur tante, ils repartirent le soir même par le bus de 20 heures. Durant le voyage, tandis que sa sœur somnolait sur son épaule, il avait introduit les écouteurs de la radio dans ses oreilles et écoutait une douce musique qui le berçait. Soudain l’animateur annonça un flash d’information de première urgence : un violent séisme venait de secouer toute une partie de la ville dont leur quartier. Ils vécurent la distance qui leur restait dans une angoisse indescriptible et enfin arrivés, il se précipita sur la première cabine téléphonique. Les deux lignes de ses frères étaient en dérangement. Alors il appela la tante et celle-ci lui apprit la terrible nouvelle: la villa familiale avait été complètement détruite et ses frères ont eu juste le temps d’évacuer leurs familles…