Pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants du chaos qui déchire le monde arabe… Pourquoi les Arabes ne veulent pas de nous en Syrie ? (1er partie)

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Grand angle JF KennedyPar Robert F. KENNEDY Jr. (1)/ Traduit par Amir NOUR (2) Avec l’autorisation de publication de Robert Francis Kennedy Jr.
Bio-Express: Robert Francis Kennedy Jr. est une personnalité politique démocrate américaine et avocat spécialisé dans le droit de l’environnement. Il est le troisième des onze enfants d’Ethel Skakel Kennedy et Robert Francis Kennedy, ainsi que le neveu de John Fitzgerald. Kennedy et de Ted Kennedy. Son père, Robert Francis, était l’ancien Attorney General des Etats-Unis (ministre de la Justice) de 1960 à 1964 et candidat à l’élection présidentielle américaine de 1968 durant laquelle il fut assassiné. «Ils ne haïssent pas «nos libertés».
Ils haïssent le fait que nous ayons trahi nos idéaux dans leurs propres pays pour le pétrole». En partie parce que mon père a été assassiné par un Arabe, je me suis efforcé de comprendre l’impact de la politique américaine au Moyen-Orient et en particulier les facteurs qui motivent parfois des réponses sanguinaires du monde islamique contre notre pays. En concentrant notre attention sur la montée de l’État islamique et en recherchant la source de la sauvagerie qui a coûté la vie à tant de victimes innocentes à Paris et à San Bernardino, nous pourrions aller au-delà des explications commodes de la religion et de l’idéologie. Nous devons examiner les raisons plus complexes de l’histoire et du pétrole – et comment elles font souvent pointer un doigt accusateur en direction de nos propres rivages.
Le registre peu reluisant des interventions violentes de l’Amérique en Syrie – peu connues du peuple américain, mais bien connues des Syriens – a constitué un terrain fertile pour le djihadisme islamique violent qui rend aujourd’hui compliquée toute réponse efficace par notre gouvernement au défi posé par l’EIIL (3). Tant que le public et les décideurs américains ne sont pas conscients de ce passé, d’autres interventions ne feraient qu’aggraver la crise. Le secrétaire d’Etat John Kerry a annoncé cette semaine un cessez-le-feu «provisoire» en Syrie. Mais puisque l’influence et le prestige des Etats-Unis en Syrie sont minimes – et que le cessez-le-feu n’inclut pas des combattants clés tels que l’État islamique et Al Nusra, celui-ci ne peut être, au mieux, qu’une trêve fragile. De même, l’intensification de l’intervention militaire décidée par le Président Obama – des frappes aériennes américaines ont ciblé en Libye un camp d’entraînement de l’Etat islamique la semaine dernière – est de nature à renforcer plutôt qu’à affaiblir les radicaux. Comme rapporté par le New York Times (4) à la une de son édition du 8 décembre 2015, les responsables politiques et les planificateurs stratégiques de l’Etat islamique cherchent à provoquer une intervention militaire américaine. Ils savent par expérience que cela inondera leurs rangs de combattants volontaires, noiera les voix de la modération et unifiera le monde islamique contre l’Amérique. «Bien avant que notre occupation de l’Irak en 2003 déclenche l’insurrection sunnite qui s’est maintenant transformée en Etat islamique, la CIA avait nourri le djihadisme violent  en tant qu’arme de la guerre froide…». Afin de comprendre cette dynamique, nous devons regarder l’histoire du point de vue des Syriens et en particulier les racines du conflit actuel. Bien avant que notre occupation de l’Irak en 2003 déclenche l’insurrection sunnite qui s’est maintenant transformée en Etat islamique, la CIA avait nourri le djihadisme violent en tant qu’arme de la guerre froide et alourdi les relations américano-syriennes de charges toxiques.  Cela ne s’est pas fait sans controverse chez nous. En juillet 1957, suite à un coup d’Etat avorté de la CIA en Syrie, mon oncle, le sénateur John F. Kennedy, a provoqué l’ire de la Maison-Blanche d’Eisenhower, des dirigeants des deux partis politiques et de nos alliés européens en prononçant un discours historique dans lequel il appuya le droit à l’autogouvernance dans le monde arabe et la fin de l’ingérence impérialiste de l’Amérique dans les pays arabes. Tout au long de ma vie, et en particulier au cours de mes fréquents voyages au Moyen-Orient, d’innombrables Arabes m’ont rappelé affectueusement ce discours considéré comme la déclaration la plus claire de l’idéalisme qu’ils attendaient des Etats-Unis. Le discours de Kennedy fut un appel pour réengager l’Amérique envers les valeurs élevées que notre pays a défendues dans la Charte de l’Atlantique (5), dont la promesse formelle que toutes les anciennes colonies européennes auraient le droit à l’autodétermination après la Seconde Guerre mondiale. Franklin D. Roosevelt avait forcé la main de Winston Churchill et des autres dirigeants alliés pour signer la Charte de l’Atlantique en 1941, et ce, comme condition préalable au soutien des Etats-Unis dans la guerre européenne contre le fascisme. Mais, en grande partie à cause d’Allen Dulles et de la CIA, dont les intrigues de politique étrangère étaient souvent en contradiction directe avec les politiques énoncées par notre nation, la voie suivie n’était pas celle, idéaliste, décrite dans la Charte de l’Atlantique. En 1957, mon grand-père, l’ambassadeur Joseph P. Kennedy, fit partie d’un comité secret chargé d’enquêter sur les méfaits clandestins de la CIA au Moyen-Orient. Le rapport dit  «Bruce-Lovett Report» (6), dont il était signataire, a décrit les tentatives de coup d’Etat de la CIA en Jordanie, en Syrie, en Iran, en Irak et en Egypte, toutes bien connues de l’opinion publique arabe, mais pratiquement inconnues du peuple américain qui prit pour argent comptant les dénégations de son gouvernement. Le rapport a blâmé la CIA pour l’anti-américanisme rampant qui commença ensuite mystérieusement à s’enraciner «dans de nombreux pays dans le monde aujourd’hui». Le rapport Bruce-Lovett a fait remarquer que de telles interventions étaient contraires aux valeurs américaines et avaient compromis le leadership international et l’autorité morale de l’Amérique, à l’insu du peuple américain. Le rapport a également indiqué que la CIA n’a jamais considéré la façon dont nous traiterions pareilles interventions si un quelconque gouvernement étranger venait à les concevoir contre notre pays.
Ceci est l’histoire sanglante que les interventionnistes modernes comme George W. Bush, Ted Cruz et Marco Rubio perdent de vue quand ils débitent leur trope narcissique, selon lequel les nationalistes moyen-orientaux «nous haïssent pour nos libertés». Ce n’est pas le cas pour la plupart d’entre eux ; au contraire, ils nous haïssent pour la façon dont nous avons trahi ces libertés – Nos propres idéaux – A l’intérieur de leurs frontières. Pour que les Américains comprennent vraiment ce qui se passe, il est important d’examiner quelques détails de cette histoire sordide, mais si peu retenue. Durant les années 1950, le Président Eisenhower et les frères Dulles – Le directeur de la CIA, Allen Dulles, et le secrétaire d’Etat, John Foster Dulles – repoussèrent les propositions soviétiques de faire du Moyen-Orient une zone neutre dans la guerre froide et de laisser les Arabes gouverner l’Arabie. En revanche, ils ont monté une guerre clandestine contre le nationalisme arabe – qu’Allen Dulles a assimilé au communisme – En particulier lorsque l’indépendance arabe a menacé les intérêts des concessions pétrolières. Ils octroyèrent une aide militaire américaine secrète aux tyrans en Arabie saoudite, en Jordanie, en Irak et au Liban, en favorisant des marionnettes véhiculant des idéologies djihadistes conservatrices qu’ils considéraient comme un antidote fiable au marxisme soviétique. Lors d’une réunion à la Maison-Blanche entre le directeur de la planification à la CIA, Frank Wisner, et John Foster Dulles, en septembre 1957, Eisenhower conseilla l’agence en disant: «Nous devons tout faire pour mettre l’accent sur l’aspect «guerre sainte»», selon un mémo consigné par son secrétaire personnel, le général Andrew J. Goodpaster.
La CIA a commencé son ingérence active en Syrie en 1949, un an à peine après la création de l’agence. Les patriotes syriens avaient déclaré la guerre aux Nazis, expulsés leurs dirigeants coloniaux français de Vichy et conçu une démocratie laïque fragile basée sur le modèle américain. Mais en mars 1949, le président démocratiquement élu de la Syrie, Shukri Al Quwatli, hésita à approuver le «Trans-Arabian Pipeline», un projet américain destiné à relier les champs pétrolifères de l’Arabie saoudite aux ports du Liban via la Syrie. Dans son livre «Legacy of Ashes» (7), l’historien de la CIA Tim Weiner raconte qu’en représailles au manque d’enthousiasme manifesté par Al Quwatli pour le pipeline américain, la CIA fomenta un coup d’Etat visant à remplacer Al Quwatli par un dictateur trié sur le volet, ayant fait l’objet d’une condamnation pour escroquerie, appelé Husni Al Za’im. Al Za’im eut à peine le temps de dissoudre le Parlement et d’approuver le projet de pipeline américain qu’il fut déposé par ses compatriotes, quatre mois et demi après son accession au pouvoir. Suite à plusieurs contre-coups d’Etat dans le nouveau pays déstabilisé, le peuple syrien a, à nouveau, tenté la démocratie en 1955, en réélisant Al Quwatli et son Parti national. Al Quwatli était encore un neutraliste de la guerre froide, mais, piqué par l’implication américaine dans son éviction, il penche vers le camp soviétique. Cette posture a amené le directeur de la CIA Dulles a déclaré que «la Syrie est mûre pour un coup d’Etat» et à envoyer à Damas ses deux magiciens des coups d’Etat, Kim Roosevelt et Rocky Stone. Deux ans plus tôt, Roosevelt et Stone avaient orchestré un coup d’Etat en Iran contre le président démocratiquement élu Mohammed Mosaddegh, après que celui-ci ait tenté de renégocier les termes de contrats déséquilibrés de l’Iran avec le géant pétrolier britannique Anglo-Iranian Oil Company (BP actuellement). Mosaddegh fut le premier dirigeant élu durant les 4000 ans d’histoire de l’Iran et un champion populaire de la démocratie dans le monde en développement. Mosaddegh expulsa tous les diplomates britanniques après avoir découvert une tentative de coup d’Etat fomentée par des agents des services de renseignement britanniques travaillant de concert avec BP. Mosaddegh, cependant, a fait l’erreur fatale de résister aux supplications de ses conseillers d’expulser également la CIA qu’ils soupçonnaient, à juste titre, d’être complice dans le complot britannique. Idéalisant les Etats-Unis comme un modèle pour la nouvelle démocratie de l’Iran, Mosaddegh croyait les Américains incapables de telles perfidies. Malgré les agissements de Dulles, le Président Harry Truman avait interdit à la CIA de se joindre activement à l’aventure britannique pour renverser Mosaddegh. Lorsqu’Eisenhower prit ses fonctions en janvier 1953, il a immédiatement donné les coudées franches à Dulles. Après l’éviction de Mosaddegh dans «l’Opération Ajax», Stone et Roosevelt installèrent le Shah Reza Pahlavi, qui favorisa les sociétés pétrolières américaines, mais dont les deux décennies de sauvagerie parrainée par la CIA et dirigée contre son propre peuple du haut de son trône du Paon allaient finalement déclencher la révolution islamique de 1979 qui tourmente notre politique étrangère depuis 35 ans.
Ragaillardi par son «succès» dans l’Opération Ajax en Iran, Stone arriva à Damas en avril 1957, avec 3 millions de dollars en poche dans l’objectif d’armer et d’inciter les militants islamistes et de corrompre les officiers militaires et les dirigeants syriens en vue de renverser le régime laïc démocratiquement élu d’Al Quwatli, selon le livre de John Prados «Safe for Democracy : the Secret Wars of the CIA» (8). Travaillant avec les Frères musulmans grâce à des millions de dollars, Rocky Stone complota pour assassiner le chef des services de renseignement de la Syrie, le chef de son état-major et le chef du Parti communiste et organisa des «conspirations nationales et diverses provocations brutales» en Irak, au Liban et en Jordanie, susceptibles d’être imputées aux baâsistes syriens. Tim Weiner décrit dans «Legacy of Ashes» comment le plan de la CIA devait déstabiliser le gouvernement syrien et créer un prétexte pour une invasion de la Syrie par l’Irak et la Jordanie, dont les gouvernements étaient déjà sous contrôle de la CIA. Kim Roosevelt prédit que le gouvernement fantoche nouvellement installé par la CIA s’appuierait «d’abord sur des mesures répressives et un exercice arbitraire du pouvoir», selon des documents déclassifiés de la CIA cités par le journal britannique The Guardian (9).
«Même au moment où l’Amérique envisage d’engager une nouvelle intervention violente au Moyen-Orient, la plupart des Américains ne sont pas conscients des nombreuses façons dont le «retour de bâton» de précédentes bévues de la CIA a aidé à façonner la crise actuelle». Mais tout cet argent de la CIA n’a pas réussi à corrompre les officiers militaires syriens. Ces derniers informèrent le régime baâthiste des tentatives de corruption de la CIA. En réaction, l’armée syrienne investit l’ambassade américaine et captura Stone. A l’issue d’un sévère interrogatoire, Stone fit une confession télévisée au sujet de son rôle dans le coup d’Etat iranien et dans la tentative avortée de la CIA pour renverser le gouvernement légitime de la Syrie.
Les Syriens expulsèrent Stone et deux membres du personnel de l’ambassade des Etats-Unis. Ce fut là, la première fois qu’un diplomate du Département d’Etat américain était déclaré persona non grata dans un pays arabe. La Maison-Blanche d’Eisenhower rejeta vainement les confessions de Stone, les qualifiant de «fabrications» et de «calomnies», des dénégations gobées entièrement par la presse américaine, emmenée par le New York Times, et crues par le peuple américain, qui partageait la vision idéaliste qu’avait Mossadegh du gouvernement des Etats-Unis. La Syrie procéda à une purge de tous les politiciens sympathisants des Etats-Unis et exécuta, pour trahison, tous les officiers militaires associés au coup d’Etat. En représailles, les Etats-Unis envoyèrent la sixième flotte en Méditerranée, agitèrent la menace de guerre et poussèrent la Turquie à envahir la Syrie. Les Turcs massèrent 50 000 soldats aux frontières avec la Syrie et ne firent machine arrière que devant l’opposition unanime de la Ligue des Etats arabes dont les leaders étaient furieux de l’intervention des Etats-Unis. Même après son expulsion, la CIA a poursuivi ses efforts secrets visant à renverser le gouvernement baâthiste démocratiquement élu de la Syrie. La CIA complota avec le MI 6 britannique pour former un «Comité pour la Syrie Libre» et arma les Frères musulmans afin d’assassiner trois fonctionnaires du gouvernement syrien qui avaient aidé à démasquer «le complot américain», selon Matthew Jones dans «The «Prefered Plan»: The Anglo-American Working Group Report Covert Action in Syria, 1957» (10). Le «méfait de la CIA a eu pour conséquence d’éloigner davantage encore la Syrie des Etats-Unis et de la pousser vers des alliances prolongées avec la Russie et l’Egypte. Après la deuxième tentative de coup d’Etat en Syrie, des émeutes anti-américaines ont secoué le Moyen-Orient, du Liban à l’Algérie. Parmi les répercussions enregistrées fut le coup d’Etat du 14 juillet 1958, dirigé par la nouvelle vague d’officiers militaires anti-américains qui renversèrent le monarque pro-américain de l’Irak, Nouri Al Said. Les leaders du coup d’Etat publièrent des documents secrets du gouvernement, affichant Nouri Al Said comme une marionnette grassement payée par la CIA. En réponse à la trahison américaine, le nouveau gouvernement irakien invita des diplomates et des conseillers économiques soviétiques en Irak et tourna le dos à l’Occident. Ayant aliéné l’Irak et la Syrie, Kim Roosevelt fuit le Moyen-Orient pour aller travailler en tant que cadre dans l’industrie pétrolière qu’il avait si bien servie au cours de sa carrière dans la fonction publique au sein de la CIA. Le remplaçant, nommé par Roosevelt, comme chef de station de la CIA, James Critchfield, tenta sans succès d’assassiner le nouveau président irakien en utilisant un mouchoir empoisonné, selon Weiner. Cinq ans plus tard, la CIA a finalement réussi à destituer le président irakien et à installer le parti Baâth au pouvoir en Irak. Un jeune meurtrier charismatique nommé Saddam Hussein figurait parmi les dirigeants éminents de l’équipe baâthiste de la CIA (11). Le secrétaire du Parti Baâth, Ali Saleh Sa’adi, qui prit ses fonctions aux côtés de Saddam Hussein, dira plus tard : «Nous sommes arrivés au pouvoir à bord d’un train de la CIA», selon «A Brutal Friendship : The West and the Arab Elite» (12)  de Said Aburish, journaliste et auteur. Aburish raconte que la CIA a fourni à Saddam et à ses acolytes une liste de personnes qui «devaient être éliminées immédiatement afin d’assurer le succès escompté». Tim Weiner écrit que Critchfield a reconnu plus tard que la CIA avait, essentiellement, «créé Saddam Hussein». Pendant les années Reagan, la CIA a accordé à Hussein des milliards de dollars destinés à financer la formation, le soutien aux forces spéciales, l’achat d’armes et l’obtention de renseignements concernant le champ de bataille, en sachant qu’il utilisait du gaz moutarde et innervant ainsi que des armes biologiques – y compris de l’anthrax obtenu du gouvernement américain – dans sa guerre contre l’Iran. Reagan et son directeur de la CIA, Bill Casey, considéraient Saddam comme un ami potentiel pour l’industrie pétrolière américaine et un rempart solide contre la propagation de la révolution islamique de l’Iran. Leur émissaire, Donald Rumsfeld, offrit à Saddam des éperons de cow-boy en or et un choix d’armes biologiques, chimiques et conventionnelles, à l’occasion d’un voyage à Baghdad en 1983. Dans le même temps, la CIA fournissait illégalement à l’ennemi de Saddam, l’Iran, des milliers de missiles anti-chars et anti-aériens pour combattre l’Irak, un crime rendu célèbre par le scandale Iran-Contra. Des djihadistes des deux côtés utilisèrent ultérieurement plusieurs de ces armes livrées par la CIA, en les retournant contre le peuple américain
Même au moment où l’Amérique envisage encore une autre intervention violente au Moyen-Orient, la plupart des Américains ne sont pas conscients des nombreuses façons dont le «retour de bâton» de précédentes bévues de la CIA a aidé à façonner la crise actuelle. Les répercussions de décennies de manigances de la CIA continuent de faire écho à travers le Moyen-Orient aujourd’hui, dans les capitales nationales, depuis les mosquées et les écoles coraniques, dans un paysage de naufrage de la démocratie et de l’Islam modéré que la CIA a aidé à oblitérer.
Une procession de dictateurs iraniens et syriens, y compris Bachar Al Assad et son père, ont invoqué l’histoire des coups sanglants de la CIA comme prétexte pour leur régime autoritaire, pour leurs tactiques répressives et pour leur besoin d’une forte alliance russe. Ces histoires sont donc bien connues des populations de la Syrie et de l’Iran qui interprètent, tout naturellement, le débat sur une intervention des Etats-Unis dans le contexte de cette histoire. Alors que la docile presse américaine répète comme un perroquet le récit que notre soutien militaire à l’insurrection syrienne est purement humanitaire, beaucoup d’Arabes voient la crise actuelle comme une nouvelle guerre par procuration motivée par les pipelines et la géopolitique. Avant de s’engouffrer plus profondément dans la déflagration, il serait sage pour nous de considérer les faits abondants soutenant cette thèse. Du point de vue des Arabes, notre guerre contre Bachar Al Assad n’a pas commencé avec les protestations civiles pacifiques du printemps arabe en 2011. Elle a commencé en 2009 plutôt, lorsque le Qatar proposa de construire un gazoduc (13) long de 1 500 kilomètres, d’une valeur de 10 milliards $, passant à travers l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie. Le Qatar partage avec l’Iran le champ gazier de South Pars/North Dome, le plus riche dépôt de gaz naturel au monde. Jusqu’à récemment, l’embargo sur le commerce international interdisait à l’Iran de vendre du gaz à l’étranger. Pendant ce temps, le gaz du Qatar peut atteindre les marchés européens à la condition qu’il soit liquéfié et transporté par voie maritime, une route qui limite le volume d’exportation et augmente les coûts de manière significative. Le gazoduc proposé aurait lié le Qatar directement aux marchés énergétiques européens par l’intermédiaire de terminaux de distribution en Turquie, qui empocherait d’importants revenus liés aux taxes de transit. Le gazoduc Qatar-Turquie donnerait aux royaumes sunnites du Golfe Persique la possibilité d’une domination décisive des marchés mondiaux de gaz naturel et renforcerait le Qatar, l’allié le plus proche de l’Amérique dans le monde arabe. Le Qatar accueille deux énormes bases militaires américaines et abrite le siège du Commandement central des Etats-Unis au Moyen-Orient.
L’Union européenne, dont 30% des importations de gaz proviennent de la Russie, était tout aussi avide de ce gazoduc, qui aurait approvisionné ses membres en énergie à bon marché en les soulageant de l’influence économique et politique étouffante dont dispose Vladimir Poutine. La Turquie, qui est le deuxième plus important client gazier de la Russie, a été particulièrement soucieuse de mettre fin à sa dépendance à l’égard de son ancien rival et de se positionner comme une plaque tournante lucrative pour les carburants asiatiques à destination des marchés européens. Le gazoduc qatari aurait servi les intérêts de la monarchie conservatrice sunnite d’Arabie saoudite en lui permettant de prendre pied dans une Syrie dominée par les chiites. L’objectif géopolitique des Saoudiens est de contenir la puissance économique et politique du principal rival du royaume, l’Iran, un Etat chiite et proche allié de Bachar Al Assad. La monarchie saoudienne considérait la prise de contrôle chiite en Irak, soutenue par les Etats-Unis (et, plus récemment, la fin de l’embargo commercial imposé à l’Iran), comme une rétrogradation de son statut de puissance régionale, alors qu’elle était déjà engagée dans une guerre par procuration contre Téhéran au Yémen, une guerre mise en évidence par le génocide saoudien contre la tribu des houthie soutenue par l’Iran.
Bien sûr, les Russes, qui exportent 70% (14)  de leur gaz vers l’Europe, considèrent le gazoduc Qatar-Turquie comme une menace existentielle. De l’avis de Poutine, le gazoduc qatari est un complot ourdi par l’OTAN afin de modifier le statu quo, de priver la Russie de son seul point d’appui au Moyen-Orient, d’étrangler l’économie russe et de mettre fin à l’influence russe sur le marché énergétique européen. En 2009, Bachar Al Assad annonça qu’il refuserait de signer l’accord permettant de faire passer le gazoduc par la Syrie, et ce, pour «protéger les intérêts de notre allié russe».
Assad enragea davantage encore les monarques sunnites du Golfe en endossant un «gazoduc islamique» (15) approuvé par les Russes et s’entendant du côté iranien du champ de gaz aux ports du Liban à travers la Syrie. Le gazoduc islamique ferait de l’Iran chiite, et non pas du Qatar sunnite, le principal fournisseur du marché énergétique européen et accroîtrait considérablement l’influence de Téhéran au Moyen-Orient et dans le monde. Israël aussi était, de façon compréhensible, déterminé à faire échouer le projet du gazoduc islamique, qui enrichirait l’Iran et la Syrie et renforcerait vraisemblablement leurs mandataires, le Hezbollah et le Hamas.

A suivre…

==========================================================Références
1 – Article paru sous le titre «Why the Arabs Don’t Want Us in Syria» dans l’édition du 22 février 2016 du magazine américain «Politico». Pour lire l’article en version originale : https://www.politico.com/magazine/story/2016/02/rfk-jr-why-arabs-dont-trust-america-213601
2 – Traduction réalisée, avec la permission de l’auteur, par Amir NOUR, chercheur algérien en relations internationales, auteur du livre « L’Orient et l’Occident à l’heure d’un nouveau ‘Sykes-Picot’» paru aux éditions Alem El Afkar en septembre 2014.
3 – L’Etat Islamique en Irak et au Levant (ou Etat Islamique/EI, depuis le 29 juin 2014).
4 – “U.S. Seeks to Avoid Ground War Welcomed by Islamic State” (La volonté des Etats-Unis d’éviter une guerre terrestre, bien accueillie par l’Etat Islamique) : https://www.nytimes.com/2015/12/08/world/middleeast/us-strategy-seeks-to-avoid-isis-prophecy.html?_r=0
5 – Le texte de la Déclaration, en langues anglaise et française, est accessible à l’adresse :
https://www.nato.int/cps/en/natohq/official_texts_16912.htm?selectedLocale=fr
6 – Voir le document original à l’adresse suivante : https://59810216.weebly.com/the-bruce-lovett-report.html
et lire également “Official Reports By The US Government On The CIA – 1956 Bruce-Lovett Report”(Rapports officiels par le Gouvernement américain sur la CIA- Rapport Bruce-Lovett de 1956):
https://www.liquisearch.com/official_reports_by_the_us_government_on_the_cia/1956_bruce-lovett_report
7 – Tim Weiner, “Legacy of Ashes: The History of the CIA” (Héritage de cendres: l’histoire de la CIA), publié en juin 2007 par Doubleday.
8 – John Prados, “Safe for Democracy: The Secret Wars of the CIA” (Sûr pour la démocratie: les guerres secrètes de la CIA), publié par Ivan R. Dee, en septembre 2006.
9 – Lire l’article de Ben Fenton: “Macmillan backed Syria assassination plot: Documents show White House and No 10 conspired over oil-fuelled invasion plan” (Macmillan a soutenu le complot d’assassinat en Syrie: des documents montrent que la Maison Blanche et le 10 Downing Street ont conspiré au sujet du plan d’invasion motivé par le pétrole), The Guardian, 27 septembre 2003, à l’adresse :
https://www.theguardian.com/politics/2003/sep/27/uk.syria1
10 – «Le ‘plan préféré’ : Le rapport du groupe de travail anglo-américain sur l’action clandestine en Syrie, 1957» ; accessible à l’adresse :
https://edge.apus.edu/access/content/group/a125dc7a-c07d-45e4-ac5c-41bf3162775a/%20Covert%20Action%20Course%20Materials%20Folder/CovertActionSyria.pdf
11 – Consulter l’article de UPI en date du date du 10 avril 2003, intitulé “Exclusive: Saddam key in early CIA plot” (Exclusif : Saddam, un élément clé dans le complot de la CIA), à l’adresse :
https://www.upi.com/Business_News/Security-Industry/2003/04/10/Exclusive-Saddam-key-in-early-CIA-plot/65571050017416/
12 – Said K. Aburish, “A Brutal Friendship: The West and The Arab Elite” (Une amitié brutale : l’Occident et l’élite arabe), publié par St. Martin’s Griffin, en juillet 1998.
13 – Lire aussi l’article de la revue américaine Foreign Affairs, du 14 octobre 2015, intitulé «Putin’s Gas Attack» (L’attaque de Poutine pour le gaz).
14 – Voir le rapport du Département américain de l’énergie:
https://www.eia.gov/beta/international/analysis_includes/countries_long/Russia/russia.pdf
15 – Lire aussi l’article intitulé «Why Syria? An Examination of the Iran-Iraq-Syria Pipeline» (Pourquoi la Syrie ? Un examen du gazoduc Iran-Irak-Syrie), publié par FTMdaily du 27 août 2013: https://ftmdaily.com/what-jerry-thinks/whysyria/.