Si l’on devait définir, en un seul mot, la situation internationale d’aujourd’hui, c’est sans doute le terme «chaotique» qui viendrait à l’esprit en premier lieu. Et si l’on devait accoler à cette évolution dramatique une date marquante depuis le début de ce siècle, ce serait tout aussi naturellement que l’on choisirait le «11 septembre 2001». En partant de ces postulats, nous tenterons dans les lignes qui suivent de démontrer le bien-fondé de la relation de cause à effet existant entre ces deux termes de l’équation géopolitique contemporaine.
De la désoccidentalisation du monde à la multipolarité
Pendant ce temps, que fait la communauté internationale? «Confrontés que nous sommes au spectacle chaotique du monde qui aggrave la confusion des idées, cette question lancinante vient naturellement à l’esprit. Réponse : rien, ou si peu». C’est l’avis formulé par Hubert Védrine dans son dernier livre publié en mars 2016 sous le titre Le monde au défi (15). Cette personnalité respectée qui a dirigé le Quai d’Orsay pendant cinq ans estime que la «communauté internationale est un objectif, pas encore une réalité. Et ni le marché global ni les idéaux de l’ONU dont on a célébré le 70e anniversaire de la création en septembre 2015 n’ont pu fonder cette communauté».
Mais, «n’existe-t-il donc pas d’éléments constitutifs d’une communauté internationale ?» se demande Védrine. «Si, bien sûr» répond-il «à commencer par la Charte des Nations unies adoptée le 26 juin 1945 par les 52 pays fondateurs et qui traduisait la volonté d’empêcher que ne se produisent les immenses tragédies du XXe siècle, ces trente années de guerre mondiale entre 1914 et 1945, avec leur cortège de morts, entre 70 et 90 millions, selon les estimations». Dans un livre paru en 2015 sous les plumes de Noam Chomsky et André Vlcheck sous le titre choquant L’Occident terroriste, d’Hiroshima à la guerre des drones (16), la comptabilité macabre se complète par la précision que «depuis la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme et le néocolonialisme ont causé la mort de 50 à 55 millions de personnes», le plus souvent au nom ou sous prétexte de «nobles idéaux» comme la liberté et la démocratie. A cela s’ajoutent «des centaines de millions de victimes indirectes qui ont péri de la misère, en silence. Pourtant, l’Occident parvient à s’en tirer en toute impunité et à entretenir, aux yeux du reste du monde, le mystère voulant qu’il soit investi de quelque mission morale».
Tentant d’expliquer cette évolution ayant conduit au désordre mondial actuel, Hubert Védrine soutient que «pendant la Guerre froide, le monde était sous contrôle par la dissuasion mutuelle, puis à partir de l’ère Kissinger, par les négociations de désarmement SALT et START. Il ne l’a guère été depuis que les Occidentaux, ayant «gagné» la Guerre froide, ont cru pouvoir négliger la Russie. Peut-être sommes-nous aujourd’hui vexés que rien ne se passe comme nous l’espérions, heurtés dans notre conviction bien ancrée que c’était à nous qu’il revenait d’organiser le monde sur la base de notre universalisme auto-décrété, toujours prêts à sermonner, sanctionner, nous ingérer ou nous projeter sur le monde». En analyste réaliste, Védrine tire la conclusion, de plus en plus évidente aujourd’hui, que «l’actualité contredit chaque jour, et sans ménagement, nos attentes, ce qui a de quoi nous déboussoler et nous inquiéter (…) Et là, ce sont d’autres forces immenses- nationalisme à l’ancienne, russe, chinois ou indien, et maintenant à nouveau japonais, mais aussi israélien et arabe- extrémistes, religieuses, de nouvelles organisations criminelles mondialisées qui refaçonnent notre monde en s’opposant à nous ou en nous ignorant». Les Occidentaux qui «pendant trois ou quatre siècles d’européanisation-occidentalisation du monde, se sont arrogé le monopole de la narration du monde, de dénomination de la réalité et de la hiérarchie des valeurs 17» voient aujourd’hui ce monopole leur filer entre les doigts progressivement, inexorablement, mais ils ne s’y résolvent toujours pas. Du coup, «ils font désormais les frais de ce dangereux retard d’anticipation, de manque d’adaptation et de réactivité».
Notre tentation est grande d’opposer à ce «retard d’anticipation» une vision remarquablement en avance sur son temps, décrite par un penseur hors pair dans l’introduction de l’un de ses nombreux livres : «Notre génération est en présence de problèmes qui sont demeurés réfractaires à un demi-siècle de politique et à deux guerres mondiales. Dans les deux voies, il faut le constater, l’échec a été retentissant (…) En fait, la morale du demi-siècle, c’est qu’une politique inefficace parce qu’immorale conduit fatalement à une guerre immorale, et par conséquent inefficace, qui débouche de nouveau sur une politique qui a trouvé son meilleur interprète en Talleyrand pour qui la «faute» importait plus que «le crime». La crise dans laquelle se débat encore le monde tient au fait qu’on ne semble pas, en dehors de la voie qui conduit à une impasse, trouver d’autre voie que celle qui mène à une autre (…). Il est incontestable que depuis deux siècles, le monde a vécu sous l’empire moral et politique de l’Europe. Les problèmes auxquels ni la politique, ni les guerres d’un demi-siècle n’ont pu apporter de solutions efficaces résultent de cette haute direction européenne sur les affaires humaines. Le foyer de la crise se trouve dans la conscience européenne elle-même. Il se situe dans son rapport avec le drame humain (…) Le regard de l’Occident commence à entrevoir, cependant, des forces extra-européennes dans le jeu de l’Histoire (…) Il n’est plus possible de gouverner le monde avec une science moderne qui projette l’humanité dans l’âge atomique et une conscience médiévale qui prétend la maintenir dans les structures particulières qui ont engendré la colonisabilité et le colonialisme. L’impossibilité rend une mutation nécessaire, un nouveau bond du yin au yan (…) Ce passage, conditionné par les données techniques et morales du XXe siècle, constitue probablement le problème capital de l’heure 18». Cette prémonition date du 6 novembre 1956; elle est l’œuvre de Malek Bennabi dans son livre stupéfiant de perspicacité et d’érudition, un véritable traité de géopolitique en somme : L’Afro-Asiatisme (19). Il ne fait pas de doute pour nous que beaucoup d’auteurs, tant arabes qu’occidentaux, ont généreusement puisé dans la mine des écrits et autres conférences de Bennabi, sans toutefois sacrifier au scrupule d’en faire référence de manière explicite.
Quoi qu’il en soit, et pour revenir à la problématique qui est la nôtre ici, il est utile de signaler que pour Emmanuel Todd, qui s’intéresse aux évènements historiques étudiés sous l’optique de l’école française de la longue durée, celle de Fernand Braudel en particulier, «ce qui se passe actuellement, dans le contexte de la globalisation, ce n’est pas seulement que les cultures nationales résistent, mais que le stress et les souffrances de la globalisation conduisent les sociétés, non pas à s’ouvrir plus et à converger, mais au contraire, à trouver en elles-mêmes, dans leurs traditions et leurs fondements anthropologiques, la force de s’adapter et de se reconstruire. C’est ce que j’observe, et ce, bien au-delà du contexte européen» (20). Signalons aussi que cette dynamique avait déjà fait l’objet d’une réflexion prospective percutante de la part d’Ignacio Ramonet (21). En effet, réfutant d’emblée les deux théories générales proposées pour expliquer le sens de l’évolution de la politique de la fin du siècle passé, celle de la «fin de l’histoire» (22) de Francis Fukuyama et celle du «choc des civilisations» de Samuel Huntington, qui avaient vite montré leurs faiblesses et leurs carences devant la complexité de la chaotique situation contemporaine, Ramonet avance «deux principales dynamiques qui sont à l’œuvre sur le plan strictement géopolitique, celle de la fission d’un côté et de fusion de l’autre. La première -par sa puissance de rupture, de fracture, de cassure- est perceptible sur l’ensemble de la planète; elle pousse, partout, des communautés (au sens ethnique) à réclamer un statut politique de souveraineté, quitte à briser les structures de l’État-nation (y compris) des États de l’Ouest européen où les poussées séparatistes se multiplient avec plus ou moins d’intensité et de violence». Et en vertu de la seconde, «avec une énergie comparable, partout dans le monde, des États tendent à s’associer, à se rapprocher, à s’intégrer dans des espaces économiques, commerciaux, voire politiques. L’exemple de la fusion le plus fort est, bien entendu, celui de l’Union européenne qui voit des États riverains, longtemps considérés comme les pires ennemis les uns des autres, converger et envisager une union politique». Si les fusions se multiplient au nom de la mondialisation, ajoute-t-il, «ne va-t-on pas vers la prolifération d’un autre type de fission, sociale cette fois, que certains qualifient de ‘fracture’ ?» (23). Dans le sillage de cette réflexion, Emmanuel Todd estime que dans le contexte européen, c’est à la construction d’une «Europe des nations» qu’il va falloir s’atteler désormais. Cette problématique du recentrage sur un idéal national, explique-t-il, s’était imposée d’abord à l’Allemagne en 1990 dans le cadre de son processus de réunification hâté par la chute du Mur de Berlin. Elle a ensuite gagné la Russie qui, après une quinzaine d’années de souffrances, se retrouve «en situation économique, technologique et militaire de ne plus avoir peur des Etats-Unis, ce que l’on a pu constater, par étapes, en Géorgie, en Crimée, puis en Syrie. On en est arrivé à une situation où les armées occidentales qui veulent survoler la Syrie doivent demander l’autorisation aux Russes». Elle touche aujourd’hui, de plein fouet, le Royaume-Uni et devrait, dans une quatrième étape, signer le réveil de la France. Todd est d’avis que le «Brexit» sonne le glas de la notion de système occidental, que «tous les réalignements sont désormais possibles. C’est la vraie fin de la Guerre froide» (24).
A suivre
==========================================================Références :
15- Hubert Védrine, Le monde au défi, éditions Fayard, mars 2016.
16- Noam Chomsky et André Vltchek, L’Occident terroriste, d’Hiroshima à la guerre des drones, éditions Ecosociété, mai 2015.
17- Lire également à ce sujet le livre de Jack Goody, Le vol de l’Histoire : Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Gallimard, octobre 2010.
18- Bennabi Malek, «2» (Vocation de l’ Islam 2012),
19- Malek Bennabi, L’Afro-Asiatisme, conclusions sur la Conférence de Bandoeng, Le Caire, Imprimerie Misr S.A.E, 1956.
20- Emmanuel Todd, «L’étape numéro 4, après le réveil de l’Allemagne, de la Russie, et du Royaume-Uni, doit être le réveil de la France. Suivre les Anglais est conforme à notre tradition révolutionnaire», Atlantico,
3 juillet 2016.
21- Ignacio Ramonet, «La planète des désordres», Manière de voir, No. 33, février 1997.
22- Précédant Francis Fukuyama de plusieurs décennies, Bennabi soutint en 1956 que «l’histoire est en train d’apporter son dénouement» et en 1972, il affirmait dans une conférence intitulée «Le rôle du musulman dans le derniers tiers du XXe siècle» : «Il faut que l’histoire prenne fin quelque part pour qu’elle puisse se renouveler à partir d’un point nouveau».
23- L’expression «fracture sociale», parfois attribuée à tort à Emmanuel Todd, a en réalité été forgée par le philosophe et sociologue français Marcel Gauchet en 1985 dans le livre Le désenchantement du monde, collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard, avril 1985.
24- E. Todd, op. cit.