Politique et sécurité internationales au XXIe siècle Vers la réalisation de la «perspective bennabienne» de la finalité de l’Histoire ? (Partie 4)

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1908

malek-bennabiSi l’on devait définir, en un seul mot, la situation internationale d’aujourd’hui, c’est sans doute le terme «chaotique» qui viendrait à l’esprit en premier lieu. Et si l’on devait accoler à cette évolution dramatique une date marquante depuis le début de ce siècle, ce serait tout aussi naturellement que l’on choisirait le «11 septembre 2001». En partant de ces postulats, nous tenterons dans les lignes qui suivent de démontrer le bien-fondé de la relation de cause à effet existant entre ces deux termes de l’équation géopolitique contemporaine.
 
Vers une «civilisation  universelle» unique ?
Pendant que sur l’échiquier international les grandes puissances s’affairent, de la sorte, à façonner les contours du monde de demain,  selon leurs intérêts bien compris et que l’occupant israëlien continue à construire des colonies de peuplement en Palestine et de nouvelles alliances dans le monde et, notamment en Afrique subsaharienne 25, que se passe-t-il dans le monde arabo-musulman ?
Cette région immense, riche, géographiquement stratégique et dont les frontières dessinent en fait un véritable continent, «le continent intermédiaire», selon la formule de Napoléon Bonaparte-comme le rappelait Malek Bennabi qui considérait par ailleurs, qu’il «est désigné pour être le pont entre les races et les cultures, un élément de cristallisation, un élément essentiel de catalyse dans la synthèse d’une civilisation afro-asiatique, aujourd’hui, d’une civilisation universelle demain»- s’apparente, tout au contraire, surtout depuis la fin de l’année 2010, à une «banquise (qui) cède sous le poids de bien des phénomènes» 26. Parce que nombre des pays qui le composent, en particulier dans sa partie arabe, n’ont pas encore réussi à réunir les conditions susceptibles de le débarrasser de sa colonisabilité et de le faire sortir de son sous-développement, le monde arabo-musulman demeure mal relié à la mondialisation et subit toujours le diktat et la duplicité des véritables acteurs du réordonnancement du monde qui vient. Dans l’état de «guerre civile» 27  qui est le sien, aujourd’hui, il en est plutôt réduit à compter, au quotidien, ses dizaines de morts en Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Yémen, en Libye et même-summum de la folie meurtrière – à quelques encablures du deuxième lieu saint de l’Islam, la Mosquée du Prophète Mohamed (QSSSL) à Médine en Arabie saoudite 28 ! Malek Bennabi en avait pourtant prévenu les musulmans, il y a de cela plus de soixante ans, lorsqu’il écrivait «Le monde musulman est à l’instant angoissant de la nébuleuse où les éléments ne sont pas encore intégrés à un ordre régi par des lois définies. La nébuleuse peut engendrer l’ordre islamique ou un immense chaos où sombreront toutes les valeurs que le Coran avait apportées au monde. Mais le Coran est encore appelé à répéter son miracle… s’il plaît à Dieu 29». N’est-ce pas là une prémonition décrivant on ne peut mieux l’état actuel de la Ouma islamique ? S’agissant de l’évolution de la situation internationale globale depuis la Seconde Guerre mondiale, Bennabi – qui est sans doute le premier à avoir utilisé le concept de «mondialisme» dès le début des années 1950 – écrivait en 1952 : «Le tableau de l’hérédité du monde qui vient, nous a, en effet, montré le «mondialisme» comme l’une des tendances fondamentales de notre époque (…) tout concourt à faire de cette tendance «un caractère achevé», un état d’équilibre naturel dans le monde qui vient. Or, ce mondialisme réclame surtout une unité morale qui s’identifie, précisément, avec la pensée coranique renforcée, expliquée par le cours même des évènements. Dans les évènements actuels, il y a, en effet, un impératif : la guerre est nécessaire historiquement et métaphysiquement pour réaliser la plus grande mutation de l’espèce humaine. Mais si l’humanité a, cette fois-ci, quelques chances d’échapper à la destruction totale, l’état de la technique est tel qu’il ne laisse aucune possibilité rationnelle pour une guerre qui suivrait la prochaine. Donc, les rescapés du prochain déluge n’auront plus qu’un seul choix : la paix ou la disparition. Donc la paix ne sera plus un idéal ou une politique, mais une norme essentielle de la conservation de l’espèce. Or, l’Islam représente la seule philosophie morale et sociale compatible avec les impératifs du monde qui vient. Celui-ci peut être capitaliste ou communiste, politiquement, mais son salut dépendra d’un statut moral qui s’identifie à ses fins, de l’Islam qui s’identifie, désormais, à la finalité du monde 30». Dès la fin de ces années 1950 – ayant probablement pris connaissance du contenu du Rapport secret dit «Rapport Khrouchtchev» examiné le 24 février 1956 par les délégués du XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique réunis à huis-clos, il prophétisa qu’«à l’issue de la prochaine guerre, il n’y aura pas des alternatives : le nouveau monde sera grosso modo ou communiste ou capitaliste. L’un des deux régimes doit disparaître 31». Et 1972, il est plus affirmatif encore concernant le sort du régime communiste à un moment où, paradoxalement, l’Union soviétique était au zénith de sa puissance militaire, en soutenant : «Il faut s’attendre au déclin de la société communiste moderne. Elle connaîtra le même sort que les sociétés communistes qui ont subi dans le passé à l’image des «Qarmates» dont le système a volé en éclats en un court laps de temps après avoir menacé l’État abbasside, pourtant à l’apogée de sa grandeur, ou encore la société persane avant l’avènement de l’Islam 32». Durant cette même année 1972, sentant sans doute proche la fin de sa vie et anticipant la survenance d’évènements capitaux au tournant du troisième millénaire, il prononça ces paroles sibyllines et lourdes de sens historique : «Nous voyons s’ouvrir à notre époque des événements considérables. Ces raisons nous poussent à assimiler ce dernier tiers du XXe siècle à un fleuve proche de son embouchure dans la mer, grossi par le rassemblement de tous ses affluents descendus des hautes montagnes des fins fonds du pays. C’est comme cela qu’apparaît le dernier tiers, une période de l’histoire où convergent tous les affluents de l’histoire, avec tout ce que cela implique comme conséquences psychologiques, sociales, politiques et scientifiques, ainsi que tous les changements induits par ces dernières 33». Ce fleuve s’est bel est bien déversé et Bennabi a été témoin des tous débuts de son torrent impétueux. De fait, sur son lit de mort, lorsqu’on vint lui annoncer la nouvelle de la prise des fortifications israëliennes -prétendument infranchissables- de la ligne Bar-Lev par l’armée égyptienne, le 7 octobre 1973, dans le cadre de l’«Opération Badr», Bennabi, sortant momentanément d’un état semi-comateux, balbutia : «Nous vaincrons». La Guerre d’Octobre signa ainsi la première «quasi-victoire» arabe sur Israël et inaugura le premier «choc pétrolier» induit par l’imposition par le Roi Fayçal d’Arabie saoudite -qui fut plus tard «mystérieusement» assassiné par son propre neveu- d’un embargo total sur les livraisons de pétrole destinées aux États «qui soutiennent Israël». C’était la première -et l’une des rares- fois où les États arabes ont utilisé cette matière première stratégique comme «arme géopolitique». Et depuis son décès, le 31 octobre 1973, l’on a effectivement assisté à un enchaînement ininterrompu d’«évènements considérables» : il y eut la «révolution iranienne» en 1979 ; l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge la même année ; la «guerre Irak-Iran» en 1980-1988 ; la chute du «Mur de Berlin» en 1989 entraînant dans son sillage celle des régimes communistes d’Europe de l’Est ; la dislocation de l’Empire soviétique lui-même en 1991 ; la première «guerre d’Irak» en 1991 consécutivement à l’annexion du Koweït par l’armée irakienne en 1990 ; l’accélération étourdissante du processus de mondialisation, notamment dans son volet technologies de l’information et de la communication ; et l’ébranlement du monde engendré par les monumentaux évènements du 11 septembre 2001 qui n’en finissent pas de produire leurs effets multidimensionnels sur le monde entier. Ne sommes-nous pas entrés, depuis lors, de plain-pied dans le «monde qui vient» décrit par Malek Bennabi ? Et n’assistons-nous pas aujourd’hui au début d’accomplissement du «testament» laissé par Bennabi en 1972, et qui, souhaitait-il ardemment, permettrait de «sauver le musulman de sa stagnation et l’homme civilisé de son dédain 34» afin que tous deux puissent valablement contribuer à l’avènement, désormais aussi incontournable et irréversible que salutaire, d’une «civilisation universelle» 35 unique ? Qu’est-ce à dire ? Une bonne présentation de cette idée fondamental
e a été faite par Hichem Cherrad 36 qui écrit «L’unité de l’histoire humaine s’affirme de plus en plus et l’Histoire semble orientée vers le «salut collectif» à l’échelle humaine dont le processus semble devenir une réalité avec le phénomène de la globalisation. Ce dernier n’est pas un processus provoqué par les hommes comme le pensent certains, mais il est la signification finale de l’Histoire qui doit aboutir à une «civilisation qui se réalise comme un destin en dépit de la volonté des hommes 37». Car l’Histoire a deux facettes, celle d’un vaste dessein d’une part, de nature cosmique ou métaphysique (la finalité de l’homme) et celle d’ordre psychosociologique (celui d’une succession de causes indépendantes) d’autre part, lié à un enchaînement de causes.
Le phénomène de la mondialisation, dans la perspective bennabienne, est de nature cosmique et s’inscrit dans la finalité de l’Histoire, celle du salut collectif de toute l’humanité». Dans une telle vision, la thèse du «choc des civilisations» ne trouve aucune place. Ce à quoi adhèrent de plus en plus de penseurs et d’auteurs contemporains 38, comme Nicole Morgan 39 pour qui «La civilisation universelle qui est en train de se mettre en place n’a pas de lieu (…) Pour la première fois de (leur) histoire, les habitants de la planète se sentent responsables de l’humanité (et non plus de leur clan ou de leur culture) et vont devoir négocier leur survie autour de critères à définir où, si l’on veut augmenter nos chances d’atteindre le quatrième millénaire, une charte des droits collectifs devra être rédigée». C’est aussi la conviction de Daryush Shayegan qui considère que l’opposition «l’Occident et les autres» n’a plus aucun sens, car les civilisations «ne sont plus des mondes à part entière (…), ne se suffisent plus en elles-mêmes et ne gravitent plus dans l’orbite de leur propre histoire. Elles sont devenues des zones de sensibilités différentes dans le nivellement mondial de la modernité triomphante. Lorsqu’on parle de nos jours des civilisations extra occidentales, il faut nécessairement les inclure dans l’immense réseau de la modernité omniprésente qui, pour autant que je sache, n’a épargné aucun coin de la planète. Dès lors, nous vivons tous dans des zones de mélange, de métissage, voire dans une zone d’hybridation. Une civilisation intacte historiquement est une pure fiction 40».  C’est également la conviction d’Achille Mbembe qui soutient qu’«Il n’y a qu’un seul monde». C’est le seul que nous ayons, et nous en sommes tous les ayants droit. Pour construire ensemble ce monde, il nous faudra apprendre à le partager, à partager toutes ses mémoires. Mais faire de ses mémoires le bien commun de l’humanité, c’est aussi inévitablement assumer l’exigence de justice et de réparation qui en découle. C’est accepter de répondre à la clameur qui monte de la part des déshérités d’hier et de leur descendance aujourd’hui 41».
A l’heure où le monde entier cherche désespérément les meilleurs moyens à même de lui assurer sa survie face à des menaces et des défis collectifs sans précédent dans son histoire, la contribution de tous est indispensable. A cet égard Pascal Bruckner avance l’idée pleine de jugement, selon laquelle «l’Occident fut capable de nombreuses abominations, mais lui seul a su se mettre à distance de sa propre barbarie. On aimerait que d’autres régimes, d’autres civilisations s’inspirent de son exemple. Le plus beau cadeau que l’Europe puisse faire au monde, c’est de lui offrir l’esprit d’examen qu’elle a conçu et qui l’a sauvée de tant de périls. C’est un cadeau vénéneux,  mais indispensable à la survie de l’humanité 42». Ce même espoir de Pascal Bruckner, Malek Bennabi l’avait déjà formulé de fort belle manière au milieu du siècle dernier en affirmant que «La nouvelle civilisation ne doit être ni une civilisation d’un continent orgueilleux ni celle d’un peuple égoïste, mais d’une humanité mettant en commun toutes ses potentialités 43». Il l’a réitéré plus tard et garde toute sa pertinence aujourd’hui : «L’Europe a donc son bon et son mauvais génie. Quand c’est son complexe de «puissance»-l’impérialisme, le colonialisme, le racisme- qui se manifeste, c’est le mauvais génie qui parle.
C’est encore lui qui parle quand, devant le miracle de la renaissance des peuples qui ont brisé les chaînes du colonialisme, certains Européens regrettent d’avoir joué l’«apprenti-sorcier». Mais sous le signe de la croix ou de la libre pensée, la puissance transformatrice du fait européen est considérable dans le monde actuel qui lui doit d’abord sa conscience mondiale. L’Europe doit maintenant s’intégrer à son œuvre, à cette conscience que sa civilisation a créée. Cette mutation qu’elle a réalisée dans le macrocosme où elle a réalisé son œuvre depuis deux siècles, elle doit l’achever dans son microcosme en accomplissant sa propre mutation. Cet achèvement de son œuvre est réservé à son bon génie qui lui permettra de retrouver au fond de sa conscience, avec la notion intégrale de l’homme, le sens d’un humanisme à la dimension de l’ère œcuménique. La tâche de l’Afro-Asiatisme, à cet égard, consistera à aider l’homme d’Occident à atteindre cette dimension à laquelle sa science a porté son «pouvoir»,  mais à laquelle sa conscience n’est pas encore parvenue.
L’histoire continuera à se faire avec l’Europe qui donnera encore le bon et le mauvais exemple, selon que ce sera son bon génie qui aura parlé ou le mauvais. Pour le bien comme pour le mal son choix a encore une importance mondiale (…). L’homme afro-asiatique doit conquérir la citoyenneté du monde d’où il fut exilé par le colonialisme et la colonisabilité. Mais, en face de cette perspective on ne doit pas laisser l’Europe se replier sur son axe, se retirer du monde pour bouder l’humanité qu’elle ne peut plus dominer. Il faut lui montrer que sa sécurité ne dépend pas de la puissance, mais du développement de sa conscience dans la dimension d’autrui et de son génie en harmonie avec les tendances actuelles et un intérêt supérieur humain. On ne peut pas s’engager dans l’ère œcuménique avec les complexes légués par le colonialisme et la colonisabilité. Une grande pitié de soi-même et de tout ce qui est humain doit inspirer ceux qui gouvernent en sachant que sous la plus grande perversion il y a toujours une possibilité de rédemption, et sous l’apparence de la force il y a toujours une grande faiblesse qui résume les faiblesses humaines. Le pouvoir requiert de plus en plus les plus hautes qualités morales. L’homme qui voudra gouverner des hommes devra, plus que jamais, avoir une âme d’apôtre et des entrailles de père… 44».
Ne sommes-nous pas les témoins de l’époque de la «grande mutation humaine» qu’entrevoyait Malek Bennabi, celle «où l’humanité, qui avait franchi avec le néolithique le premier palier de son histoire en s’élevant au niveau des civilisations, doit franchir maintenant le second palier de son histoire qui l’élèvera au niveau de la civilisation de l’homme œcuménique. Bien entendu, en se plaçant dans cette perspective, on ne voit pas le chemin à parcourir pour atteindre le but, ni toutes les difficultés du chemin. Ceux qui auront à guider les peuples vers ces objectifs auront à résoudre pratiquement des problèmes difficiles certainement. Mais l’histoire les aidera à les résoudre, tant que leur politique concordera avec la logique historique 45» ?
Nous sommes conscients que les réalités et les contingences du monde en ce début de XXIe siècle laissent difficilement augurer une perspective aussi heureuse que d’aucuns pourraient même considérer comme naïve. Mais l’alternative à cette nécessité n’est-elle pas grosse de tous les ferments de la discorde et du désordre dramatiques ?
C’est justement ce que soulignent avec force les conclusions d’un récent rapport 46 élaboré par une équipe pluridisciplinaire d’experts de haut niveau issus d’Emerging Markets Forum et de l’Université britannique d’Oxford. Listant dix grandes tendances qui dessinent ce que pourrait être «le monde en 2050», les auteurs affirment en substance : «Les grandes tendances à l’œuvre, aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain, sont mondiales, communes et pratiquement tous les pays, les font converger vers un avenir commun et, surtout, s’influencent les unes les autres». Concernant le fléau destructeur qu’est aujourd’hui le terrorisme et qui fait partie des dix tendances analysées dans le rapport -ce qui signifie que le monde est malheureusement obligé de le subir encore longtemps-, ils préconisent «une approche fondée sur la prévention des conflits plutôt que l’interventionnisme débridé». Comment, en effet, espérer venir à bout de ce fléau autrement et, surtout, sans s’attaquer à ses causes profondes à travers une approche et une stratégie holistiques englobant les aspects politique, institutionnel, économique, culturel, cultuel, éducationnel et social ? Plus que jamais, la «communauté internationale» est interpellée pour faire en sorte que le terrorisme cesse d’être le talon d’Achille des sociétés modernes et que le combat qui lui est livré devienne un étalon de mesure de la sincérité des discours politiques prônant le «vivre-ensemble».  A présent que la roue de l’Histoire a conduit, à marche forcée, les humains à un stade avancé d’intégration multiforme qu’aucune culture particulière ne peut incarner ou revendiquer de manière exclusive, l’Humanité, dans son ensemble, saura-t-elle se hisser au niveau élevé d’intelligence, de responsabilité et d’engagement qu’imposent des défis globaux colossaux aux générations actuelles et futures ?
(Fin)
Amir NOUR (1) Chercheur en relations internationales