Si l’on devait définir, en un seul mot, la situation internationale d’aujourd’hui, c’est sans doute le terme «chaotique» qui viendrait à l’esprit en premier lieu. Et si l’on devait accoler à cette évolution dramatique une date marquante depuis le début de ce siècle, ce serait tout aussi naturellement que l’on choisirait le «11 septembre 2001». En partant de ces postulats, nous tenterons dans les lignes qui suivent de démontrer le bien-fondé de la relation de cause à effet existant entre ces deux termes de l’équation géopolitique contemporaine.
Un monde en quête de nouveaux repères
Qu’est-il donc advenu dans le monde depuis la publication de cet important document onusien -avec toutefois les réserves que nous avons évoquées brièvement- quelque peu tombé dans les oubliettes de l’Histoire, comme tant d’autres documents de l’ONU au demeurant ? Des événements majeurs ont émaillé cette Histoire, lesquels, hormis de rares réalisations heureuses comme la conclusion de l’accord sur le dossier du nucléaire iranien à Vienne en juillet 2015 ou de celui sur les changements climatiques de la COP 21 à Paris en décembre de la même année, ont tous contribué à l’aggravation des tensions internationales.
Il y eut ainsi, entre autres, les bourbiers afghan et irakien avec leur lot vertigineux de morts et de destructions, sans pour autant connaître leur dénouement à ce jour. Il y eut ensuite la crise financière de 2007/2008 -qui n’est pas sans lien d’ailleurs avec les très coûteuses mésaventures militaires occidentales dans les deux pays précités (8 )- qui se poursuit, elle aussi, à ce jour dans le monde entier. Il y eut aussi, à la même période, l’éclatement de la crise géorgienne marquant le retour de la Russie sur la scène internationale après une brève éclipse due à la dislocation de l’empire soviétique, un retour confirmé par la suite à la faveur des crises ukrainienne et syrienne en particulier. Il y eut également les changements tectoniques engendrés par les «printemps arabes» qui se sont vite transformés en un hiver particulièrement sanglant et destructeur n’épargnant ni les régimes républicains ni, dans une moindre mesure, les régimes monarchiques et enfantant ensuite «l’hydre Daech» au Moyen-Orient et ailleurs, ce qui a eu pour effet de décupler les conséquences tragiques du terrorisme transnational sur la stabilité des Etats et leur développement socioéconomique, sur la crise aiguë des réfugiés, des demandeurs d’asile et de l’immigration en général dans nombre de régions du globe. Cette crise a singulièrement affecté les Etats du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ainsi que le continent européen (9)- où, tout récemment, l’Union européenne -ce regroupement régional que l’on a l’habitude de présenter comme le modèle d’intégration le plus accompli- connut une défection de taille à la suite du référendum britannique communément appelé «Brexit» et qui, selon toute vraisemblance, aura un effet domino sous la forme d’autres «exits». Du coup, «Le petit coin de paradis», titre donné par Alain Minc à son livre paru en 2011 pour caractériser la «quasi-perfection du modèle européen» est peut être en train de se transformer en terre d’incertitudes et d’inquiétudes. Ce qui fit dire à Donald Tusk, président du Conseil européen, à la veille de la consultation référendaire britannique, qu’un éventuel vote négatif constituerait «un début de destruction non seulement de l’Union européenne, mais aussi de la civilisation politique européenne dans son intégralité»10.
Avec le recul du temps, l’attitude du général de Gaulle à l’égard de la «perfide Albion» n’en apparaît que plus visionnaire, lui qui s’opposa à l’intégration du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne en 1967 car y voyant le prélude à «la création d’une zone de libre-échange de l’Europe occidentale en attendant la zone atlantique, laquelle ôterait à notre continent sa propre personnalité» 11.
C’est aussi du reste l’opinion de Serge Halimi qui, dans une tribune publiée récemment dans Le Monde diplomatique, assène : «Projet d’élites intellectuelles né dans un monde clivé par la Guerre froide, l’Union a raté il y a un quart de siècle l’une des grandes bifurcations de l’histoire, un autre possible. La chute de l’URSS offrait au Vieux Continent l’occasion de refonder un projet susceptible de satisfaire l’aspiration des populations à la justice sociale et à la paix. Encore aurait-il fallu ne pas craindre de défaire et de reconstruire l’architecture bureaucratique érigée subrepticement à côté des nations, changer le moteur libre-échangiste de cette machine. L’Union eut alors opposé au triomphe de la concurrence planétaire un modèle de coopération régionale, de protection sociale, d’intégration par le haut des populations de l’ex-bloc de l’Est. Mais au lieu d’une communauté, elle a créé un grand marché (…) sans âme et sans autre volonté que celle de complaire aux plus aisées et aux mieux connectées des places financières et des grandes métropoles» (12).
C’est en somme à une singulière accélération de l’Histoire que nous assistons depuis l’effondrement des tours jumelles à New York en septembre 2001; une accélération qui donne le tournis même aux esprits les plus clairvoyants. Assurément, il importe aux citoyens du monde que nous sommes, et plus particulièrement dans le monde musulman aujourd’hui agité par des convulsions multiformes sans précédent, de s’aider de repères et de clés pour tenter de déchiffrer cette réalité internationale de plus en plus confuse, complexe et déroutante. Pour ce faire, nous posons comme hypothèses que:
1- La fin de la Guerre froide a eu pour effet de rendre plus évidentes deux réalités internationales majeures: la consécration de la position des États-Unis d’Amérique comme puissance mondiale dominante en raison de leur poids militaire, politique, économique et technologique; et le déplacement du centre de gravité économique et commercial mondial du Vieux Continent vers la région
Asie-Pacifique sous l’effet, principalement, du développement prodigieux réalisé en peu de temps par le dragon chinois. En dépit de leur déclin relatif accentué par la crise économique et financière des années 2007/2008, les États-Unis, étant précisément une nation à la fois atlantique et pacifique, continueront de jouer un rôle de premier ordre durant le XXIe siècle.
2- Les vicissitudes du «Printemps arabe», les manœuvres politico-militaires en Mer de Chine orientale et méridionale et les développements de la crise ukrainienne, pour ne citer que ces évènements récents majeurs, loin de constituer des épiphénomènes d’une actualité mouvementée, sont en fait les manifestations les plus parlantes d’un bouleversement géostratégique dans un monde globalisé entrant dans une phase de recomposition accélérée. Cette recomposition, qui prend petit à petit la forme d’un monde multipolaire, n’est évidemment pas du goût des tenants de la perpétuation de la domination occidentale du monde, plus que jamais symbolisée par la puissance de l’Oncle Sam.
3- L’histoire de ce début de XXIe siècle semble devoir tourner autour de deux luttes contradictoires. La première consistera en des velléités de constitution par des puissances secondaires de coalitions pour essayer de contenir l’hégémonisme des Etats-Unis. La seconde se traduira par des actions préventives de la part de ce pays visant à empêcher la formation de telles coalitions susceptibles de mettre en danger ses intérêts stratégiques dans le monde, comme l’illustre le sort jeté par les «manigances de Washington (13)-» au projet d’intégration régionale aux couleurs socialistes en Amérique latine, traditionnellement considérée comme l’«arrière-cour» et la «chasse gardée» des États-Unis.
4- Quels qu’en fussent les véritables commanditaires et leurs mobiles réels, les attaques du 11 septembre 2001 ont fourni l’occasion idéale aux États-Unis et, accessoirement, à leurs alliés européens de mettre en œuvre leur stratégie de domination dans le monde musulman. Celui-ci, malgré son asthénie actuelle, est invariablement considéré comme un adversaire potentiel qu’il convient de diviser et d’affaiblir continuellement, tout en exploitant ses importantes ressources naturelles, notamment les hydrocarbures dont son sous-sol recèle environ la moitié des réserves mondiales prouvées (14). Ainsi, depuis les invasions de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003, un nouveau «Sykes-Picot» semble se mettre en place dans la région. Mais alors que les accords secrets franco-britanniques de 1916 visaient à «faciliter la création d’un État ou d’une Confédération d’États arabes», le processus en cours aujourd’hui a pour objectif de démanteler les États existants, notamment en y suscitant ou approfondissant les clivages ethno-‹religieux. Cette nouvelle stratégie de «désintégration massive» permettrait aux États-Unis, leader actuel du monde occidental, de réaliser un triple objectif : garantir la préservation de leurs propres intérêts stratégiques dans la région; renforcer la position de leur allié israélien et assurer par là même la prolongation de sa survie en tant qu’Etat juif; et réorienter l’essentiel de leurs efforts et de leurs moyens vers la région du monde la plus importante : l’Asie-Pacifique.
A suivre
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References:
8- Lire à cet effet les statistiques contenues dans trois études : Stephen Daggett, «Costs of Major U.S. Wars», Congressional Research Services, 29 juin 2010 ; Linda J. Bilmes, «The Financial Legacy of Iraq and Afghanistan: How Wartime Spending Decisions Will Constrain Future National Security Budgets», Faculty Research Working Paper Series, Harvard University, 2013; et Watson Institute for International Studies , Brown University, «The costs of War Since 2001: Iraq, Afghanistan & Pakistan», 2014. Selon ces études, les dépenses occasionnées par ces guerres se situent entre 4000 et 6000 milliards de dollars, pour le seul budget américain.
9- Un rapport signé par Mark Akkerman, daté du 22 février 2016, publié par l’ONG «The Transnational Institute» (TNI) basée à Amsterdam (Pays-Bas), intitulé «Border Wars» (Guerre aux frontières) indique que «certains groupes d’intérêts ont profité de la crise des réfugiés, en particulier des investissements de l’Union européenne dans la «sécurisation» de ses frontières. Ce sont principalement l’industrie militaire et les compagnies de sécurité, qui fournissent l’équipement des douaniers, la technologie de surveillance des frontières ainsi que l’infrastructure informatique pour suivre les mouvements des populations». Parmi les autres principales idées contenues dans le rapport : le marché de la sécurité des frontières qui est en plein essor est estimé à quelque 15 milliards d’euros en 2015 et devrait augmenter à plus de 29 milliards d’euros par an en 2022 ; l’industrie européenne dans ce domaine est dominée par les grandes entreprises d’armement ; les entreprises israéliennes sont les seules réceptrices non-européennes de contrats de financement de la recherche (grâce à un accord de 1996 entre Israël et l’UE) et ont également joué un rôle dans la fortification des frontières de la Bulgarie et la Hongrie». En conclusion, le rapport soutient que :«L’ensemble des ces informations indique une convergence croissante des intérêts entre les dirigeants politiques européens qui cherchent à militariser les frontières, et les principaux professionnels de la défense et de la sécurité qui fournissent les services. La question va au-delà des conflits d’intérêts ou des profiteurs de la crise, elle concerne également la direction prise par l’Europe à ce moment critique. Il y a plus d’un demi-siècle, le président américain Eisenhower avait averti des dangers d’un complexe militaro-industriel, dont la puissance pourrait «mettre en danger nos libertés ou les processus démocratiques». Aujourd’hui, nous avons un complexe militaro-industriel sécuritaire encore plus puissant, qui utilise des technologies pointées tant vers l’extérieur que l’intérieur, ciblant à l’heure actuelle les personnes parmi les plus désespérées et les plus vulnérables de notre planète. Permettre à ce complexe de continuer à opérer constitue une menace pour la démocratie et pour une Europe construite sur un idéal de coopération et de paix. Tel qu’Eisenhower l’a dit: «au cours de la longue histoire qui reste à écrire […] notre monde, qui devient de plus en plus petit, doit éviter de devenir une communauté de peur atroce et de haine, pour devenir une fière confédération de confiance et de respect mutuels».
10- Cité par BBC world, «Donald Tusk: Brexit could destroy Western political civilization», 13 juin 2016:
www.bbc.com/news/uk-politics-eu-referendum-36515680, 13 juin 2016.
11- In revue Geopolis, «Avant le Brexit, le non de de Gaulle au “Bentry”, entrée de Londres dans l’Europe», 23 juin 2016.
12- Serge Halimi, «Une Europe à refaire», le Monde diplomatique, No. 748 – juillet 2016.
13- Lire à ce sujet l’article de Renaud Lambert «Salve de défaites pour la gauche : Amérique latine, pourquoi la panne ?», Le Monde diplomatique N° 742 – Janvier 2016.
14- L’historique de la sanglante et ruineuse connexion entre les hydrocarbures et l’interventionnisme de l’Occident dans la région, depuis la Première Guerre mondiale, est longuement et rigoureusement explicité et documenté dans les contributions de Lord Lothian et de Robert F. Kennedy Jr. que l’auteur de ces lignes a traduites en langue française, respectivement dans son livre «L’Orient et l’Occident à l’heure d’un nouveau ‘Sykes-Picot’» et dans une annexe d’un article accessible à l’adresse :
https://algeriepatriotique.com/fr/article/le-neveu-du-pr%C3%A9sident-kennedy-%C2%ABla-cia-est-responsable-de-l%C3%A9mergence-du-terrorisme-islamiste%C2%BB
Plus de soixante ans avant ces deux auteurs, l’imam Mohamed Bachir Ibrahimi mettait en garde les Arabes et les musulmans contre la «malédiction du pétrole» et contre les effets désastreux que ne manqueront pas de provoquer les convoitises que suscite chez «le colosse (américain) qui pose le pied à Tahran (Téhéran), la main sur Dhahran et les yeux sur Wahran (Oran)» cette matière pour laquelle il a développé «un sixième sens qui ne perçoit que l’odeur de l’or et du pétrole» (in recueil des «Œuvres de l’Imam Mohamed Bachir Ibrahimi», préparé et présenté par son fils, Dr. Ahmed Taleb-Ibrahimi, tome 3, 1947-1952, éditions Dar Al-Gharb Al-Islami, Beyrouth, 1997).