Massacres du 8 mai 1945: Un crime colonial toujours impuni

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L’Algérie commémore aujourd’hui le 74e anniversaire des massacres du 8 mai 1948, qui ont fait plus de 45 000 chahid, victimes de crimes contre l’humanité dont la responsabilité historique hante l’Etat français qui a annoncé, sous le pression de la rue, l’ouverture du dossier de ses crimes coloniaux.

Ces crimes commis par l’armée française durant la colonisation de l’Algérie se sont invités dans le « grand débat national » lancé par le président Emmanuel Macron dans le but de résoudre la crise sociale devenue politique. L’opportunité de ce débat a été l’occasion de mettre à nu la face hideuse du colonialisme français que les autorités de la France se sont attelées, quelques années auparavant, à en consacrer la glorification à travers un texte de loi avant de se trouver, à présent, contraintes de dévoiler son côté sombre. C’est dans ce cadre que l’anticolonialiste Henri Pouillot a adressé, en tant que témoin de la Guerre de libération nationale, une lettre au chef d’Etat français soulignant le besoin impérieux pour « leur génération d’anciens combattants que les crimes contre l’humanité (tortures, viols, crevettes Bigeard et corvées de bois), les crimes de guerre (600 à 800 villages rasés au napalm et utilisation du gaz VX et Sarin…) et les crimes d’Etat (massacres de Sétif/Guelma/Kherrata en mai 1945 et massacres du 17 octobre 1961 à Paris) soient reconnus comme tels et condamnés et qu’ils ne soient plus considérés comme ayant été les responsables de leur exécution. La pression de la rue sur les autorités françaises s’est illustrée, fin avril, par un appel lancé, à l’occasion de la commémoration des massacres du 8 mai 1945, par un Collectif composé de 31 associations, un syndicat (l’Union syndicale Solidaires) et 6 partis politiques à des « gestes forts » des plus hautes autorités de l’Etat français, à l’ouverture de toutes les archives et à l’inscription dans la mémoire nationale de ces événements et un soutien à la diffusion de documentaires relatifs aux évènements dans l’Education nationale comme dans les médias publics. Le même collectif, qui appelle à un rassemblement le 8 mai à la place du Chatelet à Paris, a estimé « impossible » de célébrer l’anniversaire de la victoire contre le fascisme « sans vouloir arracher à l’oubli ce qui s’est passé en Algérie ce même 8 mai 1945 et les jours suivants ». Dans une tribune publiée par le site électronique Médiapart, les intellectuels François Gèze, Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio ont estimé que « L’+aventure coloniale de la France+ a produit des conquêtes et des répressions de masse criminelles qui violèrent gravement les valeurs que la France proclamait par ailleurs et auxquelles elle continue à se référer. C’est son crédit qui est en cause ». Pour ces intellectuels, il reste pour les plus hautes autorités de l’Etat français « bien des choses » à dire pour « reconnaître par exemple les massacres de mai-juin 1945 en Algérie. Ils considèrent que si le président Macron ne décide pas de s’engager « résolument » dans la voie d’une reconnaissance « pleine et entière » de ce que furent les « errements et les crimes » de la République française dans ses colonies,  il « s’expose au risque de rester dans l’histoire comme celui qui aura simplement cherché à instrumentaliser, à des fins électorales, la +question coloniale+ ». Lors de sa visite en Algérie dans le cadre de sa campagne électorale en date du 5 février 2017, le président français, Emmanuel Macron, alors candidat, avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». En réponse à une question du journal électronique « Médiapart », le 5 mai 2017, le président français avait déclaré qu' »il prendra des actes forts » sur cette période de notre histoire. Le président Macron a admis, le 19 mars dernier, que le système colonial en Algérie était « injuste » et « niait les aspirations des peuples à décider d’eux-mêmes », avait reconnu que la France reconnaissait le crime d’Etat à travers l’affaire de Maurice Audin, et était prête pour restituer à l’Algérie les crânes des dirigeants de la résistance populaire conservés au Musée de l’homme de Paris et lui livrer des copies des archives concernant l’Algérie de 1830 à 1962. Les massacres commis par la France contre le peuple Algérien le 8 mai 1945 sont imprescriptibles, en vertu des dispositions du droit international relatives aux crimes de guerre, comme « il ne subsiste aucune restriction juridique », selon les juristes, pour engager des poursuites judiciaires à l’encontre la France, même s’il est impossible « d’appliquer la responsabilité personnelle, vu que les auteurs de ces crimes ne sont plus en vie ». Cependant, l’Algérie est en droit « d’exiger des institutions au sein desquelles ces personnes exerçaient leurs fonctions de réparer le préjudice par des mesures juridiques et diplomatiques ». Des acteurs du mouvement associatif, à leur tête l’Association du 8 mai 1945, comptent prendre les mesures nécessaires en vue de demander la classification des massacres du 8 mai « crimes de génocide contre l’humanité » et leur enregistrement au niveau de l’Onu pour réclamer des excuses et l’indemnisation des victimes. A cet effet, les juristes ont évoqué la possibilité d’engager une action judiciaire près la Cour internationale de justice (CIJ) pour les différents crimes commis par la France coloniale ayant fait des millions de victimes, entre autres répercussions, à l’instar de leurs effets négatifs sur l’environnement. Les massacres du 8 mai 1945 furent un tournant décisif dans la maturation de la pensée de la résistance algérienne, en jetant les fondements d’une nouvelle orientation basée sur la règle « ce qui a été pris par la force ne doit être repris que par la force », et en mettant à nu les fausses promesses données par la France coloniale au peuple algérien pour le mobiliser lors de la 2e guerre mondiale. Perpétrés dans plusieurs régions du pays où des dizaines de milliers d’Algériens avaient été victimes de la répression française, ces massacres furent une autre face du visage horrible de la France coloniale. Alors que les Français célébraient la victoire des alliés contre l’Allemagne nazie marquant la fin de la seconde guerre mondiale, des dizaines de milliers d’Algériens sont sortis dans les rues à Sétif, Guelma et Kherrata ainsi que dans d’autres villes du pays, répondant à l’appel lancé pour l’organisation d’une marche pacifique en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Mais la réaction de l’administration française fut violente et brutale, lançant une vague de répression sanglante contre les manifestants sans défense. Durant plusieurs semaines, les forces coloniales et leurs milices ont eu recours à tous types de violences, avec des tueries en masse, n’épargnant ni enfants, ni femmes, ni personnes âgées. Des personnes désarmées abattues à bout portant, d’autres transportées dans des camions pour être jetées dans des ravins, alors que d’autres sont emmenées en dehors des villes pour être exécutées. Leurs corps brûlés sont ensuite ensevelis dans des fosses communes. Des fours à chaux étaient également utilisés par l’armée française pour se débarrasser des cadavres des victimes, un acte qui témoigne des plus ignobles crimes de l’histoire contemporaine. Au moment où beaucoup acceptaient avec fatalité la prétendue  »invincibilité » du colonialisme, des jeunes assoiffés de liberté et pétris de courage et de patriotisme ont manifesté massivement le 8 mai 1945 à Guelma et ont bravé vaillamment la machine de mort française qui ne distinguait point entre enfants, femmes et vieillards, assurent des témoins de cet épisode charnière de l’histoire contemporaine nationale.

 

Bien que 74 ans se soient écoulés depuis ces évènements ensanglantés, les témoignages de proches d’acteurs décédés ou ceux de personnes encore en vie relèvent l’implication des jeunes qui se trouvaient durant ces manifestations aux premiers rangs et furent les premières cibles des exécutions, des arrestations et des tortures. Agé de 93 ans, Ahmed El-Hadi Tirouche a été un de ces manifestants à Oued Zenati (40 km à l’Ouest de Guelma). Il avait alors 19 ans et assure que plus de 10.000 algériens ont déferlé ce jour-là des diverses localités occidentales de la wilaya dont Tamlouka, Ain Makhlouf et Ain Reggada vers la paisible localité de Oued Zenati, ajoutant que le mardi 8 mai 1945, la marche massive, pacifique et très organisée a eu lieu dans l’après-midi et le drapeau national y a été fièrement brandi. « Tous scandaient des chants patriotiques derrière cheikh Mouloud Mehri, jeune imam de 35 ans officiant à l’unique mosquée de la cité, et par son ami Abderrahmane Belagoun », a confié ce moudjahid affirmant qu’il a été lui-même arrêté avec le nationaliste, moudjahid et politicien Abdelhamid Mehri, qui avait alors 19 ans, tandis que les jeunes Abdelkader Touil et Mohamed Meghzi furent tués. Dans leurs témoignages transcrits en 1985, les cheikhs Mouloud Mehri et Abderrahmane Belagoun rapportent que ce fut eux qui avaient prononcé deux discours devant la foule des manifestants et s’étaient engagés devant le sous-préfet de Oued Zenati à garantir le caractère pacifique de la manifestation. « A la fin de la marche, les français sont revenus sur leurs engagements en procédant à des centaines d’arrestations de villageois sur le chemin du retour dans leurs localités », ont assuré les deux témoins. Dans la ville Guelma, le spectacle fut plus tragique, où les gendarmes et les miliciens français tuaient et interpelaient les jeunes qui furent le moteur des manifestations pourtant pacifiques qui avaient débuté extramuros à El-Karamat avec la participation de plus de 2.000 algériens. Alarmés par cette marée humaine « pacifique », les français répondirent sauvagement et le premier martyr fut Abdallah Boumaaza, alias Hamed, âgé à peine de 15 ans. Selon le témoignage de hadja Atra Abda, âgée aujourd’hui de 97 ans, les français avaient au cours de ces massacres exécuté ses deux frères Ali et Ismaïl âgés respectivement 17 et 20 ans. Ismaïl qui fréquentait l’école de l’association des oulémas algériens à Constantine arborait ce jour-là le drapeau national que cette nonagénaire affirme avoir elle-même cousu en utilisant les robes de son trousseau de mariage qu’elle avait célébré deux années auparavant (1943). L’exécution de ces deux frères est d’ailleurs attestée par un document des archives français conservée par l’association « 8 mai 1945 ». Il s’agit d’une correspondance officielle adressée par le commandant de la brigade mobile de Guelma, appelé Buisson, au directeur de la sûreté générale à Alger en date du 23 mai 1945 dans laquelle il est affirmé que l’opération d’exécution de participants à la marche a été effectuée par balles et qu’il s’agit, entre autres, des nommés Belazoug Saïd, les deux frères Ali et Ismaïl Abda, Bensouileh Abdelkarim, Douaouria Mohamed, Chorfi Messaoud, Oumerzoug Mohand Ameziane, Ouartsi Amar et Ouartsi Mabrouk.Tous étaient âgés entre 17 et 28 ans, excepté Ouartsi Mabrouk qui avait 40 ans.  Témoin des atrocités coloniales, le moudjahid Sassi Benhmala qui fut président de l’association du 8 mai 1945 à Guelma avait déclaré à l’APS en 2013 peu avant sa mort que le chef de la milice européenne, l’instituteur Henri Garrivet a été le premier à répondre à la demande du sous-préfet André Achiary d’établir la liste des candidats pour les exécutions sommaires en lui demandant: « permettez-moi de commencer par la liste de mes anciens élèves ». En effet, ajoute le moudjahid Benhamla, Henri Garrivet avait mentionné ses élèves de la classe de l’année 1935 qui furent arrêtés puis exécutés le 11 mai 1945 à l’intérieur de l’ancienne caserne du centre-ville de Guelma, ainsi que 9 militants nationalistes avant que leurs corps ne soient incinérés dans le four de gypse du colon Marcel Lavie à Héliopolis. Certains manifestants blessés ont été même incinérés vivants, a affirmé le moudjahid Benhamla. Des militants de l’association « 8 mai 1945 à Guelma », créée en 1995, ont rapporté beaucoup d’autres atrocités commises par des milices de colons français et européens, dont l’exécution et l’incinération de Mme Zahra Regui après avoir mutilé son corps et assassiné également ses deux frères Mohamed et Hafidh, ainsi que la crucifixion de Moumni par des gros clous sur le mur du bureau de la gendarmerie de Guelma jusqu’à la mort. Les chiffres de l’association « 8 mai 1945 » estiment à plus de 18.000 le nombre des personnes tuées durant ces massacres à Guelma et dans les communes voisines. Onze stèles ont été érigées sur des sites de ces atrocités dans les communes de Belkheir, Boumahra, Héliopolis, Oued Cheham et Khezara pour que les générations futures se souviennent de ce que leurs aïeuls ont enduré pour que le pays recouvre son indépendance.