A force de répéter les mêmes gestes depuis de nombreuses années, elle en avait acquis jusqu’aux moindres automatismes et elle les accomplissait avec assurance et détachement. Zahia se réveillait à six heures sonnantes, emmenait sa mère impotente jusqu’au buisson qui leur servait de toilettes, lui faisait un brin de toilette et allumait le petit fagot de bois pour faire du café. Ensuite elle avalait rapidement une tasse brûlante, s’habillait et prenait le sentier qui menait à la ville.
Elle arrivait toujours un bon moment avant les fonctionnaires du service où elle exerçait la fonction de femme de ménage – chargée d’hygiène, est-il écrit sur son bulletin de paie- un maigre salaire du filet social, qui lui suffisait à peine de quoi parer au plus urgent, acheter quelques denrées alimentaires, de celles-là qu’on appelle de première nécessité. Et c’est tout. Pour le reste, les vêtements, les belles robes, elle se contentait de lorgner les vitrines avec le regard d’enfant frustré et passait son chemin avec la certitude de rester pauvre jusqu’à la fin de ses jours. Après avoir accompli son travail dans les bureaux, elle se dirigeait vers le domicile du directeur, situé de l’autre côté de la cour. Un brave monsieur, le directeur. Il ne parlait pas beaucoup, mais il avait toujours quelque chose à lui offrir, des restes d’un repas copieux qu’il mettait dans une boite, un morceau de gâteau, des fruits…Elle arrivait toujours quand lui s’apprêtait à rejoindre son travail. Alors elle se mettait à l’ouvrage, faisant le lit, nettoyant le parterre, lavant la vaisselle, rangeant ici et là et ne refermait la porte que lorsque la maison était bien propre. Il n’était pas loin de midi et elle passait au marché, faisait de maigres courses, achetait du pain, des patates, du lait et reprenait à pied le long chemin du retour, afin d’économiser le prix du billet de bus qui la déposait non loin du taudis qu’elle habitait. Une masure sans eau ni électricité, nichée au creux d’une vallée jonchée de détritus.
Elle vivait au milieu des rats, des moustiques et de toutes sortes de bestioles mais elle s’y était habituée, prenant les choses avec philosophie, convaincue que c’était là sa part du destin. En bonne musulmane, elle acceptait sa vie et en affrontait les épreuves avec la patience qui échoit aux croyants. Elle était convaincue qu’un jour une intervention divine mettrait fin à son calvaire et à celui de sa mère. Sa profonde foi le lui suggérait bien plus qu’une intuition ou un présage dans les lectures des cartomanciennes et autres voyantes qui, du reste, ne manquaient pas dans la région. Elle n’aimait pas ces liseuses d’avenir qu’elle percevait comme des associées au Tout-Puissant auquel elle se remettait en tout moment, en toutes circonstances. Parfois dans ses moments de lassitude, il lui arrivait de douter surtout quand la pluie qui tombait drue suintait du toit de zinc et qu’il fallait passer la nuit à jeter l’eau que recueillaient les bassines posées sur le sol de terre battue. Elle s’acquittait de cette corvée en voyant dormir sa mère assommée par les médicaments que Dieu merci, elle prenait gratuitement grâce à une convention passée entre son directeur et une pharmacie de la ville.
Le lendemain elle était toujours exténuée et ses collègues remarquaient ses traits tirés et les larges cernes qui creusaient ses yeux, mais personne n’osait lui en parler. Un matin ensoleillé, elle s’apprêtait à aller au travail comme à son habitude mais elle fut bloquée par un cordon de policiers chargés d’interdire toute circulation de véhicules et de passants. Elle eut beau rouspéter, on lui expliqua que le wali allait venir en visite d’inspection dans ce hameau et elle dut retourner chez elle où elle s’affaira aussitôt à préparer un plat de lentilles à sa mère qui pour une fois, allait donc manger une soupe bien chaude. Au coin du gourbi elle alluma un feu de bois et mit de l’eau à bouillir dans la marmite de terre cuite. Elle profita de cette journée de congé inattendue pour faire un peu de ménage et à aérer un peu le gourbi. Elle installa sa mère au soleil et vaqua à ses occupations quand soudain elle entendit des voix. On frappa à ce qui faisait office de porte et qui était un amas de ferraille et elle vit s’engouffrer un groupe d’hommes. Celui qui semblait être le wali lui posa quelques questions et elle répondit en tremblotant.
Le groupe sortit et dans la pénombre elle aperçut un homme qui la dévisageait tout en balayant son regard sur le misérable taudis. Elle se rendit compte que c’était son directeur et demeura sans voix, ne sachant quoi dire. Celui-ci ne pouvait s’empêcher de sentir la bonne odeur de la soupe de lentilles qui émanait de la marmite en terre cuite. «Alors, c’est là que tu habites? Pourquoi n’as-tu pas fait une demande de logement?» Elle répondit qu’elle n’avait aucune chance d’en avoir parce qu’elle n’avait aucune situation. Il resta pensif un instant et sortit rejoindre la délégation. Elle lui demanda quand même de rester manger la soupe aux lentilles mais il déclina poliment l’offre, effondré par tant de misère. Le lendemain elle reprit son travail et le directeur la regardait désormais d’un œil différent, compatissant et solidaire. Il voulait même lui donner de l’argent mais se ravisa, craignant de la blesser. Le temps passa et un jour on lui téléphona de la wilaya pour lui apprendre qu’il avait été désigné pour faire partie de la commission d’attribution des quelques 200 logements qui venaient d’être réceptionnés.
La réunion regroupait le wali, le élus locaux et tous les cadres afin de décortiquer toutes les demandes et de sélectionner les plus méritants. A l’énoncé de la liste, le directeur reconnut beaucoup d’indus bénéficiaires. Le wali demanda à entériner la liste s’il n’y avait aucune contestation. A ce moment le directeur leva la main et demanda un logement de plus à son quota initial. S’ensuivit un brouhaha et certains de ses collègues s’y opposèrent fermement mais il résista avec fermeté et s’adressant au wali, il lui expliqua que c’était pour une femme de ménage qui habitait un bidonville qu’ils avaient visités quelques semaines auparavant. Le wali réfléchit un instant et dit « D’accord! Logez-la !». Le directeur eut beaucoup de peine à cacher sa joie. Le lendemain lorsqu’elle vint faire le ménage, il lui demanda d’apporter en toute urgence un acte de naissance et deux photos. Il rédigea lui-même la demande de logement et quand il déposa son dossier à l’office du logement, il paya lui-même les trois millions de centimes exigés pour l’attribution. Il prit l’acte et les clés et s’en revint gai comme un écolier qui avait décroché son examen de passage. Il attendit son arrivée avec impatience et quand elle vint, il feignit l’indifférence et demanda des nouvelles de sa mère. Elle commença à ramasser la vaisselle de la veille et il l’interrompit. « Aujourd’hui, tu ne travailles pas. Un chauffeur va t’emmener visiter ta nouvelle maison. Tiens, voici les clés et l’acte en ton nom…». Elle demeura un instant stupéfaite et faillit s’effondrer. Elle trouva une chaise et s’affala, laissant couler le torrent de larmes qui la submergeait.