Chaque matin, il accomplit le même rituel avec une ponctualité de métronome. Il fait ses ablutions, sa prière et s’en va dans le jour brumeux qui s’annonce. Il arrive au garage de la commune et grimpe aussitôt derrière la benne du camion.
Profession éboueur rémunéré au filet social. Il s’acquitte de sa tache avec conscience et avec l’expérience, il s’est découvert les vertus du sociologue en analysant toutes les immondices que les gens peuvent jeter. On peut très bien étudier avec minutie le profil d’une société rien qu’en triant ses poubelles et un cousin éloigné lui a fait un jour part de toutes les thèses savamment élaborées par d’éminents chercheurs qui s’évertuent à écrire des livres gros comme ça rien qu’en parlant des déchets ménagers.
Dis-moi ce que tu jettes, je te dirais ce que tu es. Il sait que la sienne de société est très gaspilleuse et les sachets en plastique débordent quotidiennement de pain et de restes de repas dont c’est un crime que de terminer dans les bennes à ordures. Des spaghettis sauce tomate, des haricots, du riz et- suprême hérésie- du couscous! Cet aliment véhicule beaucoup plus qu’une simple composition céréalière. C’est un symbole, un mythe, un bienfait de Dieu. Et le voilà gisant parmi les pots de yaourt, les sachets de lait et toutes les ordures. Un de ses collègues s’est spécialisé dans la collecte des bouteilles en plastique qu’il revend à un mystérieux commerçant qui en fait un usage secret. Que lui importe donc! Cela lui fait toujours quelques sous de plus et c’est ça de pris au salaire de misère. La misère, ce lot quotidien de ces travailleurs des immondices, a fini par prendre des allures d’humour et c’est en riant de leurs propres infortunes, que les éboueurs arrivent à les oublier, à les contourner le temps d’une blague. Il parait que leurs confrères des quartiers huppés trouvent des merveilles dans ces sacs soigneusement ficelés.
Des habits presque neufs, de la vaisselle et même de l’argenterie comme le rapporte de vieux briscard préposé aux ordures qui jure qu’il avait trouvé une ménagère en argent qu’il a revendu à prix d’or à un brocanteur. Sans doute, a-t-on jeté ce jour et trésor par inadvertance. Lui, il sait qu’il ne risque pas de découvrir un jour ce genre de trouvailles dans ses poubelles. Pauvre il est et pauvres sont les ordures qui lui sont destinées par un chef qui ne fait pas dans la dentelle affectant chaque matin les camions et gare à celui qui veut changer de quartier. Sinon, il risque de voir son maigre pécule charcuté de quelques journées. Alors, il met du cœur à l’ouvrage, ahanant sous le poids des immondices. Il avait appris à croiser les petits ferrailleurs.
C’est une race de bambins délurés des cités alentour qui fréquentent les poubelles comme on va au boulot. Armés de brouettes, ils fouillent minutieusement les tas d’immondices et poussent des cris de triomphe chaque fois qu’ils tombent sur un morceau de ferraille. Ils ramassent alors leur butin et s’en vont gaiement leur revendre aux grossistes des déchets ferreux. Lui, ne peut pas s’adonner à toutes ces activités extraprofessionnelles. D’abord, il n’en a pas la vocation, de plus, c’est un éboueur consciencieux. Il arrive avec sa tenue de travail, des nippes rescapées de quelque naufrage et ramassées au gré des déchets qu’il trie, des gants de gros cuir et au boulot! Bien sûr, le métier comporte ses risques comme ces tessons traîtres disséminés dans les sachets et qui ont plus d’une fois blessé ses collègues. Les gens jettent n’importe comment et il ne leur viendra jamais à l’idée d’envelopper les débris de verre dans du papier journal. L’autre risque, c’est de recevoir un sachet bien bourré sur la tête. Et ça, il connait bien. Il fustige et insulte à haute voix la main criminelle qui du balcon a jeté ses ordures et continue son travail en maudissant tous les habitants de l’immeuble. Une fois, il avait reçu un seau d’eau grisâtre sur tout le corps. Il était dans une colère noire et s’était mis à insulter tout le bâtiment. Les hommes étaient tous au balcon et personne n’osa lui répondre. A la mosquée, il a un jour entendu l’imam déclarer que l’ordurier –traduction littérale d’éboueur- n’est pas celui qui débarrasse les poubelles mais celui qui les jette. De plus, il n’a jamais compris comment les gens s’arrangent pour salir aussitôt la rue juste après le passage des éboueurs. Lui, il est d’une propreté qui frise la manie et il a appris à tous ses enfants de ne rien jeter par terre. Le métier sans doute.
Ses enfants, il se demande comment il va faire pour les habiller pour l’Aïd? Pas question de voir du côté des étals de ce commerce informel made in China. Même si les prix sont largement abordables pour le commun des smicards, pour lui, c’est trop cher pour la simple raison qu’il est plus pauvre qu’un smicard. Il reste la fripe, cette bouée de tous les exclus de la croissance, les retardataires de la relance, les sous-dév’ comme lui qui regardent passer l’existence comme une autre planète. Ils devraient créer le sachet de l’Aïd comme ils ont créé le couffin du ramadhan. Des habits et des chaussures qu’on distribuerait aux démunis. Tu imagines un peu la pagaille ? Déjà avec de l’huile et de la semoule, il y a d’énormes trafics et détournements, qu’est-ce ça sera avec les vêtements! Lui, il a été exclu du couffin du ramadhan par un fonctionnaire zélé qui lui a signifié qu’il y avait plus pauvre que lui alors que parmi les bénéficiaires, il en a vu qui étaient dans l’aisance et même riches comme celui-là qu’il surprit en train de fourrer subrepticement deux couffins pleins dans la malle de sa voiture. Il était par principe contre la charité mais pour un salaire juste qui rémunère la sueur. Il avait en sainte horreur cette nouvelle race de mendiants qui venaient harceler le passant en montrant un nourrisson vagissant pour mieux apitoyer.
Il paraît que parmi ces nouveaux travailleurs et travailleuses de la charité, il y en a qui sont multimillionnaires. Il ne tendra jamais sa main trop calleuse d’avoir ramassé tant d’ordures, tant d’immondices mais propre. Comme son pain, propre et digne. La journée est bien avancée et il a enfin terminé son travail. Il remet ses habits de ville et va déambuler entre les étals des marchands des quatre saisons qui vantent à haute voix leurs légumes frais. Il préfère les bennes des camionnettes où sont entassées tous les produits de saison et à un prix abordable de surcroit. Surtout les poivrons cédés à 50 dinars le kilo et qui feront d’excellents sandwiches pour le midi. Il achète une brassée de baguettes de pain et continue à déambuler dans les allées étroites du marché. Le raisin muscat le nargue du haut de ses 400 dinars le kilo et il se demande comment peut-on acheter un simple dessert qui coûte presque une journée de travail. A la sortie du marché, il aperçoit un attroupement autour d’une camionnette. On y vend de grosses pastèques à 100 dinars pièce. C’est un gros sacrifice pour lui mais à ce jour il n’a pu goûter à ce fruit juteux et il en pensant aux morceaux rouges et sucrés et surtout à la joie des enfants, il en choisit une bien lourde et rentra dans le zénith en songeant au festin qu’il allait faire.