Chaque matin elle venait sonner à la porte de fer forgé et dès qu’elle entendait la friture de l’interphone, prononçait les mêmes mots «c’est moi» et la porte s’ouvrait alors sur un beau jardin où trônaient les roses et le bougainvillier.
Elle traversait d’un pas lourd l’allée pavée de pierres que squattait la mousse. Elle entrait alors dans la luxueuse maison et pratiquait le même rituel, enlevant son manteau fripé et défraichi, enfilant le tablier et les mules tandis que surgissait la maitresse de maison qui commençait alors à donner ses ordres et lui dicter les tâches du jour. En débarrassant la table du petit-déjeuner, elle saliva un instant sur une tartine beurrée et un bol de lait mais elle n’avait droit qu’à un café noir. C’est à peine si elle arrivait à servir un peu de lait et du pain sec à ses trois enfants et avec le temps, elle apprit à se passer de ce premier repas de la journée, par souci d’économie car son misérable salaire lui suffisait à peine à assurer le strict minimum. Son histoire est ordinaire, un mariage raté, un divorce à ses torts, et trois enfants à nourrir, habiller et instruire. De temps à autre sa patronne, dans un élan de subite générosité, lui offrait des vieux habits de ses petits-enfants, ce qui lui procurait une aide précieuse. Pour le reste, elle se débrouillait comme elle pouvait et il lui arrivait même d’être sollicitée pour faire la vaisselle dans une fête pour quelques centaines de dinars et une grande assiette de couscous garnie de viande qu’elle emmenait dare-dare à sa progéniture.
La viande, elle n’en achetait qu’à la fin du mois lorsque la dame lui remettait son maigre salaire. Alors, elle gâtait ses enfants de morceaux de veau congelé et, bien assaisonnés, ils étaient même goûteux. Chez sa patronne, elle aidait souvent à faire la cuisine et elle coupait de gros morceaux d’agneau qu’on lui demandait de faire revenir, ou un poulet bien dodu, ou encore du poisson qu’elle écaillait, mais jamais on ne la retint à manger et chaque jour, après avoir dressé la table, elle rentrait vite chez elle afin de préparer quelque encas à ses enfants qu’elle savait revenus de l’école. Sa vie était une constante gymnastique pour ne pas tomber en panne. Elle savait qu’elle n’avait personne sur qui compter. Une sœur qui vivait très loin et qu’elle voyait à l’occasion quand celle-ci se déplaçait à Alger pour des soins médicaux ou une quelconque affaire. Pour le reste, elle s’estimait heureuse avec ce petit deux-pièces qu’elle avait hérité de sa défunte mère. Ce qui la terrifiait le plus, c’est qu’on lui coupât l’électricité comme ils l’ont déjà fait une fois quand elle ne put honorer sa facture. Elle avait vécu dans le noir se contentant de bougies et dut jeter toute la nourriture qu’elle avait mise de côté dans le congélateur.
C’est un voisin qui, voyant que seule la lueur des bougies filtrait de ses fenêtres, avait finit par frapper à sa porte et il lui a suffi d’un simple coup d’œil à l’intérieur pour comprendre le dénuement de la jeune femme. Elle lui expliqua gauchement qu’elle avait oublié de payer l’électricité et il fourra aussitôt sa main dans la poche et de son portefeuille, extirpa cinq billets de 1000 dinars qu’il l’obligea à accepter. « C’est trop ! », put-elle à peine articuler mais elle finit par accepter, connaissant la loyauté de son vieux voisin, un homme qui respirait la bonté contrairement à d’autres voisins qui la lorgnaient d’une drôle de façon, une femme divorcée étant considérée on ne sait par quelle logique absurde, légère et facile. La lumière revint et depuis, elle s’arrangeait toujours pour mettre de côté un peu d’argent pour les factures d’eau et d’électricité. Et puis un beau matin, advint ce qu’elle redoutait le plus: perdre son emploi. Ce jour-là comme à son habitude, elle vint sonner à la porte et dès qu’elle pénétra dans la maison, elle fut frappée par le regard glacial que lui lança la maitresse de maison. Celle-ci lui demanda à brûle-pourpoint si elle n’avait vu un médaillon en or représentant une main sertie de diamants. Elle resta un moment interdite et répondit qu’elle n’avait vu ce médaillon. La vieille femme la regarda sévèrement. «Je ne veux plus que tu remettes les pieds ici, espèce de voleuse!». Elle sortit aussitôt, retenant difficilement ses larmes.
Malgré la pluie qui tombait drue, elle décida de faire le chemin à pied et, indifférente à l’eau qui ruisselait sur son visage, elle marcha aveuglément, titubant de temps à autre, jusqu’à ce qu’elle arriva chez elle, remerciant Dieu que les enfants fussent à l’école. Au moment où elle tournait la clé dans la serrure, elle vit son vieux voisin qui remarqua tout de suite ses yeux bouffis par les larmes. « Que t’arrive-t-il ma fille? », lui demanda-t-il de sa voix douce apaisante. Elle hésita un instant, haussa les épaules et finit par tout lui raconter. « Les gens sont cruels. Comment peut-elle t’accuser comme ça sans rien voir?». Il poussa un profond soupir et lui dit de s’en remettre à Dieu. Il descendit l’escalier en lui assurant qu’elle ne manquera de rien et qu’il allait lui chercher un emploi dans une famille «moumna». Il tint parole et quelques jours plus tard, il vint frapper chez elle. «Tu commences demain matin chez la vieille Hafsa. C’est une amie d’el Hadja et elle habite juste à côté». Elle ne put s’empêcher de l’embrasser et il fut touché par ce geste.
Il grimpa l’escalier en lui lançant «Demain matin, el Hadja viendra avec toi pour t’indiquer la maison de Hafsa». Elle était si heureuse qu’elle se précipita sur le congélateur d’où elle sortit un morceau de blanc de poulet qu’elle assaisonna avec des patates pour le déjeuner des enfants. Le lendemain elle partit guillerette, trottinant au rythme d’el Hadja qui marchait péniblement à cause de ses rhumatismes. Elles arrivèrent dans une maison coquette avec un jardinet quelque peu délaissé, jonché de feuilles morte et d’herbes sauvages. Ce fut une vieille toute voûtée qui les accueillit avec un large sourire. Elles prirent le café et une fois s’étant arrangées sur le salaire et les horaires, elle enleva sa djellaba, enfila un tablier et se mit aussitôt à la tâche. Elle commença par nettoyer le petit jardin, lava le parquet à grande eau ainsi que de la vaisselle qui était dans l’évier et se vit confier la préparation du repas pour la dame et son mari, un vieil homme qui se déplaçait en fauteuil roulant. Son ancienne employeuse fut vite dépassée par les tâches ménagères. La vaisselle qui s’accumulait, le parterre toujours sale, les lits des enfants qui n’étaient jamais faits et cette machine à laver qui était tombée en panne, faisant le linge sale envahir la salle de bains. Son fils finit par lui ramener un réparateur et celui-ci démonta l’engin sous toutes ses coutures. Après deux heures de dur labeur, il appela la vieille et lui annonça que sa machine était réparée. Il ouvrit la main et lui dit: « Voilà ce qui bloquait le tuyau d’évacuation». Alors elle enfila ses lunettes, s’approcha de plus près et découvrit une main en or sertie de diamants.