Le conte du Ramadhan: L’adoption

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1899
Photo conception L'Echo d'Algérie@

Ils étaient heureux comme des collégiens qui avaient décroché leurs examens. Ils coururent vers la voiture en cette froide journée de janvier et une fois à l’intérieur, lui la dévorait du regard, tandis qu’elle la serrait très fort dans ses bras en la regardant dormir. Tous deux avaient largement dépassé la cinquantaine et leurs enfants avaient grandi. Alors ils ne purent réprimer cette envie terrible de ramener une petite fille et de l’élever dans un cocon. Il entreprit toutes les démarches administratives et il décrocha enfin un rendez-vous avec l’assistante sociale.

Ce jour-là, ils se firent beaux comme au jour de leur mariage, il y a de cela une trentaine d’années. Ils arrivèrent à l’avance et attendirent fébrilement d’être reçus par le directeur. Celui-ci, un homme affable, les mit tout de suite à l’aise et leur annonça que leur dossier ayant été accepté, ils pouvaient tout de suite emmener leur enfant adoptif. Ils tremblaient de tous leurs membres et quand l’assistante sociale les introduisit dans la grande salle où piaillaient les bébés, leur choix se porta instinctivement sur une fille qui se tenait tranquille dans son lit et les dévisageait avec de grands yeux noirs. Il s’approcha d’elle et lui tendit la main. Alors de sa menotte elle entoura son doigt et il se surprit à verser une larme. Sa femme accourut vite et prit l’enfant dans ses bras. Ils signèrent toute la paperasse nécessaire et purent enfin sortir, leur précieux trésor dans les bras et un petit sac en guise d’effets personnels. Elle songea à tous les vêtements qu’elle allait acheter à ce petit bout de chou qu’elle chérissait déjà comme si elle était sortie de ses entrailles. Ils arrivèrent à la maison et l’installèrent aussitôt dans leur chambre où ils avaient déjà aménagé un coin douillet avec un lit en bois tout en tentures roses. Leurs enfants accoururent et entourèrent le lit où dormait le bébé à poings fermés. «Voici votre petite sœur, leur dit leur mère, elle s’appelle Inès». Et Inès grandit entourée de l’affection de ses parents et de ses frères et sœurs, dans cette grande maison où elle courait et riait à gorge déployée, sous le regard ravi de ses parents. A l’âge d’aller à l’école, on lui acheta de très beaux habits et son père en personne l’emmenait chaque matin et l’attendait à chaque sortie, angoissé à l’idée qu’une voiture la renverserait ou qu’on l’enlèverait comme c’était devenu courant hélas. Les jours de congé, ils l’emmenaient au manège ou au zoo et ces deux quinquagénaires jubilaient de la voir s’amuser et s’émerveiller devant une gazelle ou un poisson exotique. Le temps passa et Inès devint une ravissante jeune fille. Un soir qu’elle était allongée dans sa chambre, sa mère frappa et entra. A l’air grave qu’elle arborait, Inès comprit qu’elle allait lui dire quelque chose d’important. Juste après ses dix-huit ans et au lendemain d’une fête d’anniversaire où ils la couvrirent de cadeaux, ses parents décidèrent de lui dire la vérité sur son adoption. Ce fut donc sa mère qui, les yeux en larmes, lui raconta comment ils allèrent la chercher dans la pouponnière ce matin froid de janvier et qu’ils l’avaient depuis aimée plus que tout au monde. La jeune fille comprit enfin pourquoi elle portait deux noms, ceux de son père adoptif et de sa mère biologique. Elle voulut savoir ce qu’était devenue cette dernière, mais resta sur sa faim parce que ses parents adoptifs ne purent la renseigner, n’ayant en tout et pour tout qu’un simple certificat où figurait le nom de son infortunée mère, celle-là qui dut l’abandonner à sa naissance. Les choses en restèrent là et elle ne posa plus de questions à sa pauvre mère qui ne savait plus quoi faire pour lui venir en aide. Un soir au cours d’un repas où était convié son beau-frère, la mère aborda la discussion et dit souhaiter de tout son être connaître cette femme qui avait mis au monde Inès, juste pour la tranquillité de sa fille adoptive qu’elle savait très tourmentée. Le beau-frère, un cadre de l’administration qui en connaissait tous les rouages, réfléchit un instant et dit «Je connais quelqu’un qui pourra me renseigner». Il nota sa date de naissance ainsi que le nom de sa mère et celui de l’hôpital où elle accoucha. En voyant s’enthousiasmer les deux sexagénaires, il mit cependant un bémol à leur espoir et leur dit qu’il ne pouvait rien leur promettre, mais qu’il ferait tout son possible pour leur venir en aide. Les jours passèrent et la mère ne cessait de prier le Tout-Puissant de réaliser son vœu le plus cher, celui de voir heureuse sa fille en lui dévoilant l’identité de celle qui l’avait mise au monde. Et puis un jour au cours d’une fête familiale, son gendre sans avoir l’air d’y toucher, s’approcha d’elle nonchalamment et lui murmura à l’oreille : «J’ai de bonnes nouvelles» et il s’en alla rejoindre la salle des hommes, la laissant là, les bras ballants, abasourdie, incapable de prononcer le moindre mot. Elle ne put se résoudre à attendre la fin de la fête et, bravant le protocole qui voulait que les hommes restent d’un côté et les femmes de l’autre, elle se mit debout bien en évidence dans l’embrasure de la porte et le gendre, l’apercevant, courut vers elle. «La mère d’Inès vit à Béjaïa, elle est mariée et a trois enfants. J’ai même son adresse». La pauvre femme ne put s’empêcher de s’asseoir car ses jambes devinrent soudain flageolantes. Quand la fête fut finie, elle rentra et en parla à son mari qui resta un moment pensif. Tous les deux avaient attendu ce jour où leur petite connaîtrait sa mère biologique et maintenant ils craignaient par-dessus tout cette rencontre qui allait peut-être bouleverser leur vie et même leur faire perdre l’être qu’ils aimaient le plus au monde, se demandant si Inès n’allait pas décider de rester avec sa mère. Le gendre revit son ami qui leur arrangea un rendez-vous discret en dépêchant une assistante sociale au domicile de la mère. Et quand vint le grand jour, ils prirent la route de bon matin et le père avait du mal à se concentrer sur la conduite. Ils arrivèrent vers midi dans cette ville coquette et accueillante. Il proposa de manger un morceau, mais personne n’en avait le cœur. Ils marchèrent un peu face à la mer et quand vint l’heure du rendezvous, ils se dirigèrent vers la maison comme on va à l’échafaud. Les parents restèrent dans la voiture et regardèrent leur fille sonner à la porte d’une villa coquette. Ce fut un petit garçon qui lui ouvrit et elle pénétra dans un petit jardin bien entretenu. A l’embrasure de la porte se tenait une jeune femme d’une quarantaine d’années qui la dévisageait curieusement. Il n’y avait aucun doute : quand elle vit ses yeux, elle comprit que c’était sa fille. Elles s’embrassèrent sans grande effusion et, assises l’une en face de l’autre autour d’un plateau garni de douceurs, elles prirent le thé en devisant sur des banalités. La rencontre dura un peu plus de deux heures et quand Inès prit congé de sa mère biologique, elle eut l’impression de quitter une étrangère, tout au plus une jeune femme affable, gentille, sans plus. Elle courut vers la voiture et se réfugia aussitôt dans les bras de sa mère qui la serra très fort, les larmes aux yeux. Alors, le père démarra avec la conviction d’avoir définitivement récupéré son trésor.