Le conte du ramadhan :La pastèque       

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Il tournait nonchalamment entre les étals richement agrémentés de tous ces légumes et surtout de ces fruits exotiques qui le narguaient du haut de leur prix inaccessibles. Comment peut-on vendre des mangues au tarif de plusieurs journées de salaire? Même les melons  dont c’est la pleine saison sont encore très chers.

Nous sommes en plein ramadhan et le jeûne faisant son effet à cette heure avancée de la journée, il se surprend à saliver devant la camionnette surchargée de ce fruit estival jadis à la portée de n’importe quel smicard. Tout compte fait, il faut au moins 250 dinars pour une bon melon car ses origines paysannes lui ont enseigné que les fruits plus gros et les plus lisses sont  les plus juteux. Il passe donc son chemin. Et le voilà devant la star du marché, la vedette incontestée de la mercuriale, sa seigneurie la viande, son excellentissime l’agneau. Il regarde et échafaude mille projets en imaginant ces morceaux sanguinolents, baigner dans la chorba. Il pousse le rêve plus loin en voyant cet énorme morceau de gigot trôner au milieu de ces petits légumes qui lui vont si bien, les flageolets, les petits oignons et l’ail. Ah! L’ail ! Voilà un autre seigneur soudain propulsé au rang de noble en cet été où il atteint ses pics vertigineux de 600 dinars le kilo. Les médecins le prescrivent pour les hypertendus en omettant de préciser que son prix aussi donne le vertige.

L’heure court et le jour baisse. Il va falloir prendre une décision sans trop écorcher le budget. Il se résout alors à acheter deux cent grammes de viande congelée pour la chorba et des patates pour le bourek. Agrémentés de persil, elles passeront quand même. Pour le dessert, il se rabat sur le raison ramolli à bas prix, tout le monde ne peut se permettre ce muscat exorbitant. Cette journée est donc sauvée. En attendant la suivante, d’autres envies, d’autres frustrations et toutes ces montagnes de victuailles qui viendront le provoquer. Il sait qu’il se débrouillera encore et demain il se rabattra sur les parties si peu nobles du poulet et de la dinde : le cou! Cédé à des prix très bas, il présente l’immense avantage de manger du gallinacée sans en avoir ces parties dodues que sont les cuisses et  le blanc. Ca donne du goût à la chorba et ça ne saigne pas trop le budget. Chaque jour, il fait les étals comme à son habitude- ces gens-là ne font pas le marché mais déambulent dans les allées surchargées, indécis sur le légume à acheter puisque chaque achat est un sacrifice-.

Le grand sacrifice est à venir et il appréhende avec terreur ces jours où il faudra acheter des habits aux cinq enfants. Dieu merci, il y a la fripe, cette panacée du pauvre et il sait qu’il ira avec son épouse et sa progéniture  longuement farfouiller dans ces amas de nippes froissées pour dégoter ces fringues potables et pas chères. Il sait aussi que son aîné voudra porter ces baskets hors de prix et il faudra se rabattre sur la confection chinoise, sachant que ces chaussures ne passeront pas l’hiver avec leurs semelles en toc. Mais tant pis! Il offrira à son fils l’illusion de porter du neuf jusqu’à la très prochaine usure. Il attend avec stoïcisme et résignation le moment fatidique où sa femme lui demandera d’acheter tous ces ingrédients pour la préparation des gâteaux de l’Aïd. Elle n’est pourtant pas exigeante, la mère, et elle a fait son deuil de ces amandes intouchables. Juste de la farine, du beurre et des œufs pour pouvoir envoyer l’assiette de l’Aïd aux voisins et parents.

Parfois devant tant de désespoir, il se découvre l’impatience des mécréants. Ce n’est pas juste de supporter tant de dépenses pour un si maigre salaire. Quand son moral atteint les tréfonds, il se surprend à penser sérieusement à tendre la main surtout qu’il connait  des mendiants millionnaires qui finissent le mois avec des fortunes. L’épicier du quartier lui a raconté l’histoire de cette femme qui vient changer chaque soir avant la rupture du jeûne l’équivalent de trois mille dinars en petite monnaie ! Ca rapporte de tendre la main et de la jouer pitoyable ou invalide ou malade. Il suffit juste de titiller la conscience des passants en exhibant une ordonnance ou un bébé et le tour est joué. Mais il sait qu’il ne tendra jamais la main. Sa dignité le lui interdit et son pain est propre, gagné à la sueur de son front. Il marche, marche et remarque un attroupement autour d’une camionnette.

On y vend des melons à 100 dinars pièce. Il fend la foule et se met à soupeser le fruit. Après de longues tergiversations, il jette son dévolu sur un melon lourd et bien jaune. Il paye et l’empoigne fièrement en imaginant la joie indescriptible des enfants quand ils verront le fruit  qu’ils dégusteront après le f’tour. Il sait qu’il a consenti à un grand sacrifice mais il n’en a cure. C’est aussi cela le ramadhan. Ces moments de folie qui font son charme. Et demain est un autre jour…

( à suivre)