La chute de la livre turque, accentuée par un conflit diplomatique entre la Turquie et les Etats-Unis, semble conjoncturelle et ne devrait avoir aucun impact palpable sur les échanges avec l’Algérie, ont estimé des économistes.
La monnaie turque, qui affichait déjà une courbe descendante depuis le début de l’année, s’est brutalement dépréciée après que Washington eut imposé, début août, des sanctions inédites contre deux ministres turcs avant d’augmenter fortement les taxes à l’importation sur l’acier et l’aluminium turcs. En quelques heures, la livre s’était alors enfoncée de 20% face au dollar, s’échangeant à près de 7 livres contre un dollar, ce qui avait rapidement secoué les Bourses européennes et les marchés des changes et suscité les craintes sur une contagion à d’autres économies émergentes. Mais la livre turque semble subir une crise « conjoncturelle », provoquée par un arrêt subit de l’afflux de capitaux en dollars, suite aux menaces américaines qui ont poussé les investisseurs à opter pour des monnaies plus fiables, analyse l’expert financier Ferhat Ait Ali. « La chute de la livre turque n’est pas durable et un retour à ses niveaux du début de l’année est à attendre, dans la mesure où cette chute fait suite à un arrêt de l’afflux de capitaux en dollars induit par les menaces américaines. Mais les capitaux vont affluer de nouveau pour conforter les capitaux déjà existants et qui sont à majorité européenne, ce qui rétablira les équilibres rompus sans préavis des investisseurs », explique-t-il. Cela veut dire que la baisse de la monnaie turque a été provoquée par un facteur psychologique qui a poussé les investisseurs à réduire la demande sur la livre. Mais comme la valeur de la monnaie change selon la loi de l’offre et la demande, la reprise logique de la demande par les investisseurs européens, présents en force en Turquie, devrait systématiquement rétablir l’équilibre de la livre. Quand aux exportations turques vers l’Algérie, qui portent en gros sur des produits manufacturés et des biens d’équipements alors que la plupart des produits alimentaires turcs sont déjà suspendus à l’importation, dans le cadre d’un dispositif algérien de restrictions sur les importations, l’économiste observe que ces exportations sont surtout libellés en dollars, ce qui pourrait se traduire par une meilleure compétitivité des produits turcs sur le marché algérien du fait de la baisse de la livre face au dollar, notamment pour ce qui est des articles d’habillement, le gros des magasins de vêtements pour bourses modestes étant alimenté par le marché turc. « Soit on aura une plus grande compétitivité des produits turcs sur le marché algérien, s’ils bénéficient de la chute du cout de l’ouvraison en Turquie, soit on assistera à une stabilité en cas où les entreprises turques décident de compenser les pertes de la livre sur les marges à l’exportation », ajoute M. Aït Ali. Cependant, « si nos commerçants s’amusent à profiter de cette situation pour augmenter leurs marges bénéficiaires, la baisse de la livre ne sera pas répercutée sur les prix des produits turcs importés en Algérie ». Il faut aussi savoir que les prix en Algérie dépendent aussi de la valeur du dinar sur les deux marchés de la devise et « si notre monnaie dévisse en même temps que la monnaie turque, l’effet sera nul en terme de prix », soutient-il. Quant aux exportations algériennes vers la Turquie, essentiellement constituées de gaz, l’économiste rappelle que ce marché n’obéît pas aux fluctuations de la monnaie locale, mais au cours mondiaux sur le spot et au cours négocié sur les contrats, qui se font en dollars. En 2017, Les échanges commerciaux entre l’Algérie et la Turquie ont avoisiné les 4 milliards de dollars. La Turquie a été classée 6ème client de l’Algérie en 2017 avec des exportations algériennes de près de 2 milliards de dollars (+45% par rapport à 2016) et 6ème fournisseur de l’Algérie qui a, à son tour, importé auprès de la Turquie pour près de 2 milliards de dollars (+3,2%). Les relations économiques entre l’Algérie et la Turquie enregistrent, depuis ces dernières années, une dynamique particulière à travers des partenariats industriels multisectoriels et un renforcement des échanges commerciaux. Actuellement, 796 entreprises turques activent en Algérie et emploient plus de 28.000 personnes. En matière d’investissements déclarés auprès de l’Agence nationale du développement de l’investissement (ANDI), la Turquie a occupé en 2017 la première place des investissements mixtes en termes de nombre et de montant de projets avec plus de 20 projets d’investissements d’un montant global de plus de 200 milliards de DA, devant générer près de 6.000 emplois. L’expert économique et ancien ministre des Finances Abderrahmane Benkhalfa prévoit, pour sa part, que la crise de la livre turque sera conjoncturelle et qu’elle sera même résolue « dans quelques mois ». En plus, la Turquie jouit d’une certaine solidarité internationale dictée par la politique commerciale du président américain Donald Trump, jugée provocatrice par plusieurs pays à travers le monde. « La Turquie n’est pas seule dans ce qu’elle est en train de subir. Il ne s’agit pas d’un face to face Turquie-Etats-Unis. Le président Trump a déjà provoqué l’Union européenne, l’Amérique Latine, le Canada, la Chine, l’Iran…je pense que tous ces pays, ainsi que l’OMC, finiront par s’élever contre la politique commerciale agressive des Etats-Unis et la Turquie profitera certainement de cette situation », prédit-t-il. L’Allemagne, premier client de la Turquie, s’en est prise récemment au président Trump, dénonçant « ses efforts et ses provocations en matière de commerce mondial ». Le ministre allemand de l’Economie Peter Altmaier a surtout averti « des conséquences néfastes d’une guerre commerciale totale sino-américaine » et s’est déclaré « inquiet » de la décision de Trump d’imposer des taxes douanières sur l’acier contre la Turquie. Pour ce qui est de la Chine, le président Trump a déjà imposé des droits de douane punitifs sur 34 milliards de dollars de produits chinois importés. alors que des importations chinoises supplémentaires d’une valeur de 16 milliards seront frappées de taxes au courant de ce mois.
Une monnaie dépréciée, un avantage comparatif pour une économie ouverte
Cependant, du fait d’une augmentation attendue des flux touristiques, cette dépréciation de la livre turque pourrait être avantageuse pour la Turquie, 7ème puissance économique d’Europe et 13ème puissance économique mondiale avec une croissance annuelle dépassant les 7%. « Une livre dévaluée veut dire que ce qui coutait 100 coûte aujourd’hui 80 et c’est ce que cherchent les touristes! », souligne M. Benkhalfa. Actuellement, une nuitée dans un hôtel 5 étoiles dans ce pays, qui accueille annuellement plus de 40 millions de touristes, est accessible à partir de 60 euros contre environ 100 euros avant la crise. Une devise faible par rapport au dollar et à l’euro, même si elle est désavantageuse pour la très forte dette turque (plus de 300 milliards de dollars), est, par ailleurs, bénéfique pour les exportations turques, très diversifiées. Avec des exportations de 157 milliards de dollars en 2017, la Turquie aura des produits moins onéreux avec une livre dépréciée et pourra ainsi récupérer d’avantage de parts de marché, poursuit l’expert. Sur un éventuel impact de la crise de la livre turque sur le comportement des importateurs algériens, M. Benkhalfa observe que les risques de change sont toujours supportés par les commerçants informels tandis que les contrats signés par les commerçants légaux prévoient des clauses régissant ces risques. « Mais je ne pense pas qu’il y aura un impact important sur les échanges car il s’agit bien d’une chute temporaire de la livre », a-t-il prévu.
A.Madjid / Ag