Fraude: La lutte contre l’évasion fiscale, un axe stratégique de la nouvelle politique socioéconomique de l’Algérie

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La fraude et l’évasion fiscales ont atteint des niveaux intolérables, selon le Premier ministre. Cependant, sur un sujet sensible, ayant un impact sur l’allocation des ressources, il faudra éviter de fausses solutions à des problèmes mal posés, car trop d’impôt peut tuer l’impôt.

1.- Les pouvoirs publics algériens depuis de longues décennies, ont eu souvent recours à des expédients, optant pour des systèmes qui leur permettent d’exploiter les sources de revenu immédiatement disponibles au lieu de chercher à établir des régimes fiscaux rationnels, modernes et efficaces. Si l’on s’en tient au rapport de la Cour des comptes de 2021 relatant des données de 2018/2019 , le constat est alarmant. Les dettes fiscales d’impôts et taxes continuaient de grimper, en 2019, ont atteint un montant global de 4 886,573 milliards de dinars, en hausse de 8,44% (380,259 Mrds de DA) par rapport à 2018, soit au cours de l’époque environ 120 dinars un dollar 40,72 milliards de dollars, contre  4506,314 milliards de dinars en 2018 et de 3 895,78 milliards de dinars en 2017. Le montant recouvré au titre de l’exercice 2019 a été  de 101,157 milliards de dinars, soit 2,03% du montant des restes à recouvrer et sur ce montant très faible, le constat est une diminution de 29,83% (-43,009 Mrds de DA) par rapport à l’exercice 2018. Les restes à recouvrer, liés à la TVA, représentent la part la plus importante (38,32%) avec un montant de 1872,64 milliards de dinars, suivie des impôts indirects avec un taux de 19,76% (965,723 milliards de dinars) et de l’impôt sur le revenu global avec un taux de 19,69% (962,307 milliards de dinars).   Sans compter l’évasion fiscale interne, où domine la sphère informelle contrôlant  plus de 33% du PIB et plus de 40% de la masse monétaire en circulation  (rapport 2021 du FMI), selon un rapport sur l’état des lieux de la justice fiscale, publié, récemment, par l’organisation non gouvernementale (ONG), Tax Justice Network, l’Algérie perd chaque année plus de 467 millions de dollars, (pour l’Afrique c’est environ 23,2 milliards de dollars/an),  représentant 0,3% du produit intérieur brut (PIB) du fait des pratiques d’évasions fiscales internationales.

Environ 413,75 millions de dollars relèvent d’abus transfrontaliers d’impôts sur les sociétés par les multinationales et 53,3 millions de dollars, en évasion fiscale, par des particuliers fortunés qui transfèrent leur argent à l’étranger Il existe d’autres pratiques occultes à travers les surfacturations via les importations  favorisé par la complicité d’opérateurs étrangers et la distorsion entre le taux de change officiel et et celui du marché parable, avec un écart dépassant les 50%. Ainsi les importations en devises de biens et services (pour les services les surfacturations sont plus faciles)  ont approché les 1000 milliards de dollars entre 2000/2020. Si j’applique  un taux entre 10 et 15% les surfacturations pourraient représenter environ 100 à 150 milliards de dollars soit trois fois les réserves de change estimées à 44 milliards de dollars fin mai 2021.

2.- Or, les recettes fiscales nationales représentent une source indispensable pour le financement du développement. (préface au professeur Abderrahmane Mebtoul à l’ouvrage de l’expert international en fiscalité Mustapha Bensahli «la mise à niveau en fiscalité – Mythe ou réalité- Expérience algérienne»  OPU Alger 2021). Cependant, par rapport aux autres domaines clés du financement du développement tels que le commerce, l’aide internationale et la dette, la fiscalité n’a fait l’objet en Algérie que d’un intérêt limité jusqu’à présent en raison surtout de la dominance des recettes d’hydrocarbures favorisant la fraude fiscale et l’évasion fiscale. Un système fiscal complexe avec une administration sclérosée constitue inévitablement un terreau fertile pour les activités de recherche de rente. Je tiens à dénoncer un mythe souvent entretenu qui est le recours aux encouragements fiscaux et les subventions à l’investissement en Algérie qui ont eu un impact mitigé, favorisé certaines rentes spéculatives alors que le blocage essentiel comme le montre tous les rapports internationaux et cela n’est pas propre à l’Algérie, est le terrorisme bureaucratique car pour la promotion de tout investissement créateur de valeur ajouté durable consiste à créer un cadre juridique et réglementaire stable, transparent, et à mettre en place un système fiscal conforme tant à l’anthropologie sociale et économique interne qu’ aux normes internationales.  Le niveau de l’impôt direct dans une société mesurant le degré d’adhésion de la population, il y a urgence d’une nouvelle politique, car le système d’impôt est au cœur même de l’équité. Mais l’impôt pouvant tuer l’impôt car il modifie l’allocation des ressources réalisée, notamment l’offre de capital et de travail ainsi que la demande de biens et services. Je déplore qu’aucune enquête précise quantifiée dans le temps ne mette en relief les liens entre la répartition du revenu national entre les couches sociales, l’évolution du processus inflationniste et le modèle de consommation, information indispensable pour la mise en place d’un système fiscal «juste». Un système fiscal efficace doit trouver le moyen de prélever des recettes en perturbant le moins possible l’optimum économique et s’articuler autour des prélèvements faiblement progressifs sur des assiettes larges.

3.- Un système fiscal efficace devant répondre à plusieurs objectifs : premièrement, la collecte des recettes sans perturber l’activité économique ; deuxièmement, l’affectation des recettes avec pour objectif de réduire les inégalités, avec un impôt progressif appliqué aux revenus élevés ; Troisièmement, utiliser les impôts et les subventions ciblées, difficilement applicable du fait de l’effritement du système d’information afin que les prix du marché reflètent le coût social et l’avantage collectif ; quatrièmement, les impôts renvoient à la représentation politique car lorsqu’un gouvernement dépend plus des recettes fiscales et moins des revenus provenant des ressources naturelles, ou du financement par l’emprunt, la responsabilité des gouvernants envers les citoyens concernant l’utilisation des fonds publics s’en trouvent renforcée. Or, dans la majorité des pays en voie de développement, et cela n’est pas propre à l’Algérie, les plus riches ne contribuent pas plus que les pauvres à l’effort fiscal, les pouvoirs économiques et politiques dont ils jouissent leur permettent souvent de bloquer les réformes qui auraient pour effet d’accroître leur fardeau fiscal. C’est ce qui explique en partie l’incapacité à exploiter le potentiel des régimes d’impôt sur le revenu et d’impôt foncier et le manque de progressivité des régimes fiscaux. A cela s’ajoutent plusieurs facteurs paralysants : – premièrement, nous avons la faiblesse de la numérisation et la dominance de la sphère informelle en Algérie qui contrôlent plus de 50% de l’activité économique non assujetties au système fiscal. En conséquence, les méthodes modernes de mobilisation de fonds comme l’impôt sur le revenu et les taxes à la consommation jouent un rôle réduit dans ces économies et la possibilité, pour les pouvoirs publics, de compter sur des ressources fiscales élevées y est pratiquement exclue ; deuxièmement, étant donné la structure informelle, produit de la bureaucratie et du manque de confiance en les institutions, les services de la statistique et de l’impôt ont du mal à générer des statistiques fiables, comme le montre les données contradictoires sur la masse monétaire informelle en circulation et l’échec des différentes mesures pour la capter ; troisièmement, les déficiences des mécanismes de mise en application juridiques en ce qui concerne le recouvrement de l’impôt et quatrièmement, souvent avec des interférences politiques et des comptabilités douteuses, les pénalités sont insuffisantes en cas de défaut de paiement. Tous ces facteurs favorisent des délits d’initiés étant donné que les administrations fiscales manquent bien souvent des compétences spécialisées requises pour déchiffrer les systèmes fiscaux tant internes qu’internationaux complexes qui sont utilisés à des fins de fraude fiscale. C’est ce qui explique en partie l’incapacité à exploiter le potentiel des régimes d’impôt sur le revenu et d’impôt foncier, et le manque de progressivité des régimes fiscaux.

En résumé, la réforme fiscale constitue un défi stratégique pour la nouvelle politique socio-économique, étant un enjeu énorme de pouvoir, car touchant de puissants intérêts de rente Dans un monde caractérisé par la libéralisation des mouvements de capitaux, par la transition numérique et énergétique (devant mettre en place une fiscalité écologique spécifique), les défis de l’Algérie, impliquent de définir les priorités stratégiques et avoir une nette volonté politique pour mettre en œuvre la bonne gouvernance et les réformes nécessaires structurelles nécessaires. Dans ce cadre, il est utopique d’isoler la réforme du système fiscal, sujet au combien sensible, de la gouvernance globale devant concilier la concertation, l’efficacité économique et la nécessaire cohésion sociale.

Par le Pr Abderrahmane Mebtoul